À l’intérieur de chaque cellule humaine, un système d’une complexité vertigineuse exécute, en quelques minutes, des opérations de lecture et d’activation génétique avec une précision qui défie les lois de la physique classique. Longtemps considéré comme relevant uniquement de la biologie fondamentale, le processus révèle aujourd’hui des analogies avec les architectures des ordinateurs modernes. Des chercheurs de l’Institut de technologie de Karlsruhe (KIT) viennent de démontrer que les mécanismes utilisés par les cellules souches pour accéder à des segments précis de leur ADN pourraient inspirer la conception de circuits informatiques entièrement basés sur l’ADN.
Dans un noyau cellulaire d’à peine dix micromètres de diamètre, s’entasse près de deux mètres d’ADN, où se nichent environ vingt mille gènes. Pour reprendre une image utilisée par les chercheurs, c’est comme si l’on parvenait à ranger quarante kilomètres de fil dans un ballon de football. Pourtant, loin de s’emmêler ou de se bloquer, ce gigantesque ruban moléculaire permet à la cellule de localiser, en un temps record, les gènes qu’elle doit activer. Une erreur dans ce choix peut entraîner des conséquences dramatiques, comme la maladie, voire la mort cellulaire. La fiabilité de ce système, dans un espace aussi confiné, interroge depuis des décennies les biologistes.
Les travaux menés à Karlsruhe apportent désormais des éléments de réponse, en mettant en lumière un mécanisme jusqu’ici sous-estimé : les condensats biomoléculaires.
Ces structures, décrites par le professeur Lennart Hilbert de l’Institut des systèmes biologiques et chimiques du KIT, se forment spontanément à des endroits précis de l’ADN. « Les condensats biomoléculaires sont de minuscules gouttelettes qui se forment à des endroits spécifiques sur l’ADN – semblables aux gouttelettes sur le miroir de la salle de bain après une douche chaude – et se comportent comme de l’huile dans l’eau », explique Lennart Hilbert. À l’intérieur de ces micro-gouttes se concentrent des assemblages moléculaires chargés d’activer les gènes nécessaires à la fonction cellulaire.
Leur mécanisme présente une ressemblance troublante avec l’architecture von Neumann, fondement des ordinateurs contemporains. Dans ce modèle, un processeur central accède séquentiellement à des adresses précises dans une mémoire vive (RAM), exécutant ainsi des instructions de manière ordonnée. De la même façon, les condensats biomoléculaires agissent comme des unités de traitement localisées, se déplaçant sur l’ADN pour activer les gènes requis, un à un, sans confusion.
L’objectif des chercheurs est désormais de reproduire artificiellement ces condensats, afin de concevoir des puces informatiques dont l’architecture serait calquée sur celle du noyau cellulaire.
Concevoir des surfaces qui « calculent »
Pour y parvenir, l’équipe du KIT combine expérimentation en laboratoire et modélisation numérique.
Mona Wellhäusser, doctorante à l’IBCS et co-auteure de l’étude, précise : « Pour reproduire de tels condensats biomoléculaires, autrement dit les centres de calcul des noyaux cellulaires, et construire des nanostructures d’ADN artificielles pour des puces informatiques, nous combinons des expériences de laboratoire traditionnelles avec des simulations informatiques modernes. En utilisant les modèles numériques de nanostructures d’ADN, nous pouvons comprendre et même prédire le comportement des condensats ».
Dans ces simulations, des enzymes, assimilables à de minuscules machines, sont programmées pour accomplir des tâches spécifiques, comme effectuer des opérations logiques. Leur positionnement sur l’ADN est assuré par un phénomène de condensation de surface : les enzymes s’accumulent spontanément là où elles sont nécessaires, sans intervention extérieure. Une fois identifiées par simulation, les combinaisons moléculaires les plus efficaces sont synthétisées en laboratoire et testées in vitro.
« Cela accélère considérablement la recherche, car les simulations numériques demandent bien moins de temps que les expériences en laboratoire », souligne Lennart Hilbert.
Jusqu’ici, les chercheurs n’ont réussi à cibler qu’une seule adresse à la fois. Mais leurs travaux posent les bases d’un système d’adressage plus vaste, capable de gérer simultanément plusieurs points d’accès sur une même molécule d’ADN, une étape indispensable pour développer des systèmes de stockage et de calcul entièrement fondés sur l’ADN.
Des applications déjà visibles dans la médecine de pointe
Si cette technologie en est encore à ses balbutiements, son potentiel ne relève pas de la spéculation. Des applications cliniques récentes illustrent déjà la puissance des systèmes programmables à base d’ADN ou d’ARN. Le vaccin à ARN messager contre la Covid-19, par exemple, repose sur la capacité à « instruire » les cellules humaines pour qu’elles produisent une protéine ciblée. De même, certaines thérapies géniques personnalisées, récemment testées avec succès, reposent sur la reprogrammation précise de gènes défectueux. Ces avancées démontrent que la biologie moléculaire peut être traitée comme un langage informatique, susceptible d’être compilé, exécuté et corrigé.
L’étude « Chromatin-associated condensates as an inspiration for the system architecture of future DNA computers », est signée par Lennart Hilbert, Aaron Gadzekpo, Simon Lo Vecchio, Mona Wellhäusser, Xenia Tschurikow, Roshan Prizak, Barbara Becker, Sandra Burghart et Ewa Anna Oprzeska-Zingrebe (DOI : 10.1111/nyas.15415).
Source : KIT