Frein

Il y a un problème si le frein ne se desserre jamais complètement, ou bien si, comme parfois pour le frein à main, on oublie de le desserrer ou on le desserre incomplètement. Il y a des frottements permanents, qui font perdre de l’énergie et chauffer la mécanique, qui déstabilisent le véhicule. Un frein ça se dérègle, ça s’use. Il faut les surveiller, les entretenir, les changer si nécessaires, pour qu’ils soient toujours une aide quand on se déplace. Le frein n’est pas un obstacle à la vitesse [1], c’en est au contraire une des conditions si on ne veut pas courir de risque [2] inconsidéré. Il en est de même pour la croissance, que l’on veut libérer. Bien sûr, il faut faire la chasse aux aspérités, aux lourdeurs, aux protections abusives qui ne seraient que des restes d’un passé révolu ou des privilèges injustifiés, et n’apportent le plus souvent qu’une sécurité illusoire, tout simplement parce que ça se passe ailleurs. A quoi bon blinder la porte si les murs ou les fenêtres sont des passoires ? L’accumulation qui est faite des sécurités mérite assurément d’être revue, mais gardons-nous de les abandonner toutes pour autant. Tenir à jour le dispositif n’est pas le supprimer. L’aventure du trader de la société générale est éloquente à cet égard. S’affranchir des procédures donne des ailes, et un sentiment de puissance, mais expose aussi à des risques sérieux. La sécurité est donc sacrée, même si les formes qu’elle prend, de contrôles et de vérifications permanentes, peuvent apparaître agaçantes, face à la tentation de la transgression, toujours excitante. Sacrée, mais pas figée pour autant. L’adaptation en continu des règles de la sécurité est le gage de son efficacité, indispensable pour quiconque veut prendre de la vitesse. Nous avons besoin de faire vite, pour endiguer le changement climatique, résorber la misère à la surface de la planète, restaurer la productivité des océans, et relever bien d’autres défis encore, mais sans oublier pour autant les règles élémentaires de sécurité. Le fantastique effort d’innovation, tant technologique que social, qui nous est demandé comporte bien évidemment des risques, il faut pouvoir s’arrêter en cas de besoin, ou freiner pour négocier [3] un virage.

Quand la voiture s’emballe, le réflexe est de piler. On arrête tout, et on reprend le contrôle. C’est le sentiment qui se dégageait, aux premiers temps des préoccupations écologiques planétaires, du célèbre rapport Meadows, commandité par le groupe d’industriels du Club de Rome, publié en français sous le titre Halte à la croissance ? [4] Le système productif mondial s’affole, les ressources se raréfient à grande vitesse, la pollution met la santé en danger : le prolongement des courbes illustrant l’état de la planète était alarmant. Il faut tout arrêter et reprendre à zéro. Tel est le message alarmiste des industriels et des chercheurs impliqués dans ces travaux, message renforçant quelques cris d’alarme, notamment celui lancé dix années plus tôt par Rachel Carson et son fameux Printemps silencieux [5] (1962). Le problème est qu’on a beau piler, freiner de toutes ses forces, la machine ne s’arrête pas. La dynamique est trop puissante, les acteurs sont nombreux, et leurs intérêts multiples et contradictoires ; le pilotage de la croissance est trop complexe. A défaut de s’arrêter, il reste le changement de direction. Le frein ne marche pas, utilisons le volant. C’est en changeant de direction que l’on évitera d’aller dans le mur, ou dans le ravin, ou encore dans un arbre si vous préférez. Il y aura sans doute des dégâts, nous avons commis trop d’imprudences, et nous continuons d’en commettre. Et il faut bien admettre qu’un coup de frein est utile pour virer de bord sans se renverser. Le développement durable est une manière de piloter l’économie, et il a besoin d’instruments pour le faire efficacement. Les instruments traditionnels de l’économie ont été conçus pour l’essentiel dans une perspective d’expansion indéfinie, et il faut les renouveler. Ce changement d’attitude est douloureux pour certains, qui tentent de faire perdurer l’ancien régime, et croient qu’il suffit de faire sauter les protections pour y parvenir. Il est vrai que de nombreuses régulations sont obsolètes, et qu’il faut s’en débarrasser, mais pas sans les remplacer par de nouvelles, élaborées dans la perspective d’un monde fini, au sens où il n’est pas infini. Tout retard dans la mise en place de ces nouvelles règles du jeu ne peut que compliquer cette mutation, dont on sait bien qu’elle sera longue et controversée. Autant la commencer tout de suite, en essayant d’aller vite, et en se dotant bien sûr de freins adaptés à cette nouvelle forme de développement.

Liens :

[1] Vitesse, chronique du 16/11/2006 et n°80 dans Coup de shampooing sur le développement durable (www.ibispress.com)
[2] Risque, chronique du 26/06/2006 et n°64 dans Coup de shampoing
[3] Négociation, chronique du 18/09/2006 et n°45 dans Coup de shampoing
[4] Fayard, 1972
[5] Edité en France en 1963, Plon

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Dominique Bidou

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