Biomasse : l’énergie de la mine urbaine

En ces temps de pénurie énergétique, il existe une ressource que nous savons produire au rythme de 1,3 milliard de tonnes par an, soit 1,2 kg par jour et par citadin à l’échelle mondiale. Une ressource dont la production a doublé en dix ans et devrait croître dans les mêmes proportions dans la prochaine décennie.

Cette ressource n’a rien de miraculeux. Elle n’est pas issue d’un mystérieux gisement souterrain, pas non plus produite par une micro-algue d’un nouveau genre, mais vient directement de nos poubelles. Les chiffres mentionnés ci-dessus sont tirés du rapport publié en 2013 par la Banque mondiale sous le titre What a Waste: A Global Review of Solid Waste Management. Et ils ne prennent en compte que les ordures municipales.

La production de déchets industriels et agricoles est plus difficile à appréhender, en l’absence de données normalisées en la matière. Une étude de 2009 intitulée Du rare à l’infini – Panorama mondial des déchets (PDF) estimait toutefois la production annuelle mondiale de déchets industriels, hors construction et industries minières, entre 1,7 et 2,1 milliards de tonnes. Pour la seule Union européenne, et en mêlant déchets ménagers, agricoles et industriels (hors construction et mines), les chiffres collectés par Eurostat font état d’environ 900 millions de tonnes chaque année, soit une production annuelle totale de plus de 1800 kg par habitant.

Que faire de tous ces déchets ? La montée en puissance des considérations environnementales a depuis longtemps conduit à s’interroger sur la manière de réduire leur production. Mais on peut aussi choisir d’y voir une ressource à valoriser. Leur transformation en énergie répond à cet enjeu. De quels volumes parle-t-on ? Quelles sont les techniques employées ?

On peut tout d’abord produire de l’énergie par valorisation des déchets. Deux grandes voies s’offrent alors, qui sont bien adaptées aux déchets ménagers et aux déchets industriels ordinaires. La première est l’incinération, la seconde la méthanisation.

L’incinération a-t-elle un avenir ?

Pratiquée depuis plusieurs décennies, notamment pour alimenter les centrales de chauffage urbain, l’incinération n’a pas très bonne presse. Certes, elle permet d’éliminer une bonne partie des déchets et apparaît difficile à remplacer aujourd’hui : dans les pays de l’OCDE, 39% des déchets ménagers sont traités de cette manière (chiffres 2011). Mais la pollution demeure un problème. Les émissions de dioxines et de poussières ont été sensiblement réduites dans les centrales modernes, mais les mâchefers (déchets résiduels) restent très toxiques.

Comme le rappelle Jean-François Nogrette, « les incinérateurs d’ordures ménagères produisent une quantité d’énergie non négligeable ». De fait, si l’on prend l’exemple de l’Union européenne, cette production représente 8% du total des énergies renouvelables, un chiffre comparable à celui de l’énergie solaire.

Production d’énergies renouvelables dans l’UE27

Biomasse : l’énergie de la mine urbaine

Source Union européenne

Les rendements restent souvent assez modestes : on considère qu’il faut de 5 à 7 tonnes de déchets pour obtenir l’équivalent d’une tonne de fioul. Mais des efforts de modernisation peuvent accroître les performances. Le Danemark est ainsi le champion d’Europe de la production d’électricité et de chaleur par habitant : les trente usines du royaume consomment 3,5 millions de tonnes de déchets par an, produisant 5 % des besoins domestiques en électricité et 20 % de la chaleur.

L’Afrique se met également à la production d’électricité à partir de déchets ménagers. En 2010, la première unité de production d’énergie électrique à base de déchets domestiques africaine a été lancée au Maroc, à Ifrane.

L’essor du biogaz

Alternative à l’incinération, la méthanisation apparaît aujourd’hui comme une voie d’avenir pour valoriser la biomasse d’une façon moins dommageable à l’environnement, en laissant la nature faire une partie du travail. De nombreux pays se sont engagés dans cette voie qui permet de traiter des rejets aussi divers que les eaux usées, les boues de stations d’épuration, les ordures ménagères, les déjections animales, les déchets agricoles et ceux de l’industrie agro-alimentaire…

Le biogaz (mélange de méthane et de CO2) issu de leur décomposition est produit par « digestion », soit dans un appareil approprié, soit en enterrant les déchets dans des décharges spécialement aménagées, qui produisent du gaz pendant une grosse douzaine d’années. Cette dernière solution a été notamment adoptée au Royaume-Uni.

Le gaz est en général utilisé pour produire de l’électricité. Il peut aussi alimenter des unités de cogénération, qui produisent à la fois de l’électricité et de la chaleur. Cette filière a par exemple été beaucoup développée en Allemagne, avec la méthanisation « à la ferme », qui permet aussi de produire des matières organiques destinées à l’épandage. Une partie du biogaz (15 à 25%) est utilisée pour le chauffage des « digesteurs » ou pour les besoins en électricité du site.

Tous les déchets n’ont pas la même valeur énergétique. Dans les stations d’épuration, on oriente ainsi vers la production de biogaz les matières qui ont le plus fort potentiel énergétique : les sucres, les graisses, les protéines. La productivité en méthane peut atteindre 3 à 18 m3 par tonne. Pour les déchets ménagers, c’est l’ensemble des matières organiques, plus ou moins mêlées d’autres déchets, d’où une productivité très variable, mais généralement supérieure : et de 50 à 90 m3 par tonne.

Toutes installations confondues, la production de biogaz représente aujourd’hui environ 6% de la production primaire d’énergies renouvelables en Europe. Un critère crucial pour l’essor de cette filière est le tarif de rachat de l’électricité produite à partir de biogaz, fixé par les Etats selon leur politique énergétique. L’Allemagne a eu une politique très volontariste sur le sujet et elle reste sans conteste le champion européen en la matière, malgré un récent coup de frein lié à la diminution des tarifs de rachat.

Principaux producteurs de biogaz en Europe (en kt d’équivalent pétrole)

Biomasse : l’énergie de la mine urbaine

Source EurObservers

Les biocarburants issus du recyclage

Mais les filières de valorisation ne constituent pas la seule manière de transformer des déchets en énergie. D’autres activités se développent, autour du recyclage. Contrairement aux procédés de valorisation mentionnés ci-dessus, il s’agit de récupérer une matière déjà utilisée, qui est transformée pour pouvoir être réutilisée.

Il est ainsi possible de produire du carburant en recyclant certains déchets pétroliers. Par exemple, les lubrifiants moteurs, les résidus captés par les séparateurs d’hydrocarbures installés dans les parkings, ou issus des fonds de cuve des industriels. Ces produits pétroliers souillés sont redistillés et peuvent être utilisés notamment dans des chaudières industrielles. « La difficulté, note Jean-François Nogrette, est qu’il s’agit d’une collecte très diffuse. » Certes, ces déchets très polluants font l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics, qui peuvent en encourager la récupération, voire la rendre obligatoire. Ainsi, une loi française de décembre 2006 impose l’implantation de séparateurs d’hydrocarbures sous les stations-service et les parcs de stationnements dont les surfaces sont susceptibles de recevoir des quantités notables d’hydrocarbures. Mais la faiblesse des volumes concernés rend peu probable l’émergence d’une véritable filière de production : l’enjeu principal reste de limiter la pollution.

Les déchets agricoles fournissent une autre ressource, que l’on apprend aujourd’hui à valoriser. Le bioéthanol, produit à partir de cellulose et de lignine, permet ainsi d’exploiter certains déchets végétaux comme la paille. Abengoa Bioenergy, l’un des plus gros producteurs mondiaux de bioéthanol, a ainsi démarré en 2009 une unité de production de bioéthanol lignocellulosique d’une capacité de production de 5 millions de litres, à Babilafuente, en Espagne. La filière du bioéthanol a notamment été développée dans certains pays émergents (Chine, Brésil, Afrique du sud), à partir de manioc, de plantes sucrières et de céréales.

Au nord, on apprend aujourd’hui à exploiter d’autres ressources, plus abondantes et surtout plus faciles à collecter que les déchets pétroliers. SARP Industries produit ainsi dans son usine de Limay, depuis 2009, 40 000 tonnes par an de biodiesel à partir de déchets gras, principalement des huiles alimentaires. Cela représente de quoi alimenter chaque année 300 camions en B30, un carburant qui contient 30% de biodiesel.

Le biodiesel ainsi produit est dit de « deuxième génération », par opposition à la première génération développée à partir de plantes oléagineuses (colza, soja, palme). L’avantage de la deuxième génération est qu’elle ne mobilise pas directement de terres arables.

Mais les volumes produits restent, là encore, relativement faibles : l’huile de friture usagée n’est pas une ressource inépuisable ! À titre de comparaison, le leader européen de production de biodiesel de première génération, Diester Industrie, a produit 2,1 millions de tonnes de biodiesel en 2011 sur ses 13 sites européens, pour une capacité de production totale de 3 millions de tonnes, selon les données du baromètre 2012 des biocarburants établi par l’observatoire européen EurObserv’ER.

Pour se développer, la filière des carburants de recyclage doit aussi pouvoir compter sur une collecte performante, pas toujours facile à mettre en place. « Certains déchets gras recyclés pour des usages non-énergétiques, comme l’huile noire de vidange, sont très bien collectés en Europe car des schémas vertueux ont été mis en place depuis longtemps », note Jean-François Nogrette. « Mais pour l’huile de friture, c’est plus difficile : les restaurateurs n’ont pas forcément envie de conserver des bidons d’huile usagée, qui va se figer, etc. »

La situation varie beaucoup d’un pays à l’autre, même entre voisins. En France, malgré l’interdiction théorique d’évacuer les huiles alimentaires usagées via le réseau public de collecte des eaux usées ou de les mettre en décharge, le taux de collecte estimé n’est que de 20%, alors qu’il atteint 50% en Belgique. Le volume collecté par an et par habitant est un autre chiffre intéressant, qui permet de se rendre compte des disparités : là où il n’est que de 600 grammes en France, il atteint 2300 grammes par habitant en Belgique.

Collecte des huiles alimentaires usagées (g/an/habitant)

Biomasse : l’énergie de la mine urbaine

Source Jean-François Nogrette – Sarp Industries

« La production de biodiesel de deuxième génération à partir de déchet représente un volume infime par rapport à celui du diesel pétrolier classique, et il le restera », conclut Jean-François Nogrette. « Par exemple, aujourd’hui, la réglementation française prévoit un taux d’incorporation de 7% de biocarburant à la pompe. Dans le cas du diesel, le biodiesel de deuxième génération représente environ 0,35 de ces 7%. »

Mais l’avantage du biodiesel issu des huiles usagées se situe ailleurs. Il a tout d’abord un double impact environnemental : valorisation d’un déchet polluant d’une part, réduction des émissions de gaz à effet de serre, grâce à la substitution au diesel classique, d’autre part. Ce double avantage a une valeur, qui peut être monétisée et sur laquelle on peut élaborer des modèles d’affaires.

Une économie du déchet

C’est le cas notamment en Europe, où les directives mises en place par la Commission européenne encouragent l’utilisation de biocarburant issu de déchets et de résidus, qui compte double pour le respect de l’objectif de 20% d’énergies renouvelables dans les transports en 2020. Plus largement, dans les pays développés, les contraintes réglementaires incitent de plus en plus au recyclage et au traitement des déchets les plus polluants. Ce traitement a un coût, qui peut être récupéré auprès des producteurs de déchets. La filière combinera alors un service (le traitement des déchets) et une production, qui ne serait pas profitable isolément mais peut s’intégrer à une chaîne de valeur plus complexe. Les spécialistes du traitement des déchets apprennent aujourd’hui à jouer sur les deux tableaux, en se muant progressivement en producteurs d’énergie ou de matières premières sans pour autant perdre de vue l’activité de traitement sur laquelle ils se sont développés à l’origine.

Dans les nouveaux modèles qui se mettent en place, la production de carburants ou d’énergie joue parfois un rôle d’appoint. Pour les eaux usées, par exemple, la valorisation du biogaz vise simplement à parvenir à l’autonomie énergétique des usines de traitement, en alimentant des turbines électriques avec le gaz ainsi produit. Les usines de Braunschweig et Budapest couvrent aujourd’hui la quasi-totalité de leurs besoins en méthanisant leur boues, avec des coproduits comme les produits périmés de supermarchés. Le méthane pourra aussi être utilisé localement dans des réseaux de gaz ou comme carburant, mais c’est plutôt marginal.

Jean-François Nogrette identifie un enjeu clé pour le développement des filières de recyclage : celui de la confiance. « Historiquement, le produit recyclé est plutôt vu comme un produit de seconde catégorie : on achetait du papier recyclé pour faire un geste pour l’environnement, tout en sachant qu’il serait moins beau… Quand on parle d’un carburant ou d’une huile moteur, cela devient un vrai problème car les consommateurs ne veulent pas d’un produit de moindre qualité, ou qu’ils considèrent comme tel, pour ce type d’usage. »

C’est pour pallier ce problème d’image que Veolia s’est associée à Total pour son usine de recyclage des huiles moteurs en lubrifiant, Osilub, qui vient d’être inaugurée en Normandie : les produits sont issus du recyclage mais vendus sous une marque, Total, reconnue par le consommateur en tant que productrice du produit « type ». « Sur le plan technique, nous avons bien sûr l’obligation d’obtenir la qualité d’un produit ‘neuf ’», précise Jean-François Nogrette.

Outre la confiance des consommateurs, le développement de ces activités est en grande partie conditionné par la volonté politique et la réglementation. Des politiques publiques volontaristes peuvent contribuer à structurer ces filières et à les développer. C’est déjà le cas en Europe où, en plus des quotas et des objectifs établis par les politiques environnementales, les États fixent pour les carburants issus du recyclage des taxes bien inférieures à celles touchant les produits pétroliers classiques.

Mais ce soutien politique ne va pas sans quelques effets pervers. « Comme pour d’autres produits, un phénomène de spéculation sur la matière première, en l’occurrence le déchet, voit le jour », explique Jean-François Nogrette. « Aujourd’hui, il y a par exemple des huiles de fritures américaines qui sont importées en Allemagne pour être valorisées car c’est plus avantageux du point de vue fiscal… » C’est effectivement un paradoxe pour une filière censée être vertueuse en termes d’impact environnemental… Comme le note Jean-François Nogrette, « il se crée une économie du déchet, avec tout ce que cela implique ».

Pour les industriels, ce type de filière est un investissement sur le futur car comme l’explique Jean-François Nogrette, « l’industrie du déchet évolue de plus en plus vers une industrie de transformation. À titre d’exemple, il y a dix ans, la vente de produits représentait environ 1% du chiffre d’affaires de SARP Industries, la filiale de Veolia spécialisée dans les déchets spéciaux. Aujourd’hui, cette proportion est montée à 25%. L’entreprise est devenue un producteur de matières premières. »

Les sociétés de ce secteur ont ainsi tendance à se déplacer du tri des déchets vers la régénération des matières premières, et à s’intéresser à de nouveaux modèles d’affaires. Les lignes bougent, la chaîne de valeur ajoutée s’allonge et certains segments, qui n’existaient pas il y a quinze ans, se développent aujourd’hui. Ce sont des opportunités qui apparaissent.

La R&D peut ici jouer un rôle majeur pour repérer ces opportunités et leur donner un contenu. En lien avec le monde académique, Veolia et ses concurrents américains travaillent ainsi à la liquéfaction de polymères pour fabriquer du combustible liquide – une énergie qui puisse être stockée, contrairement à l’électricité. Au-delà des déchets, c’est tout un ensemble de ressources organiques qui pourront ainsi être valorisées. Une affaire à suivre attentivement.

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech

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