Comme l’uranium, le thorium est un élément de la famille des actinides, des métaux lourds radioactifs. Naturellement présent à la surface de la Terre, il y serait d’après les dernières estimations trois fois plus abondant que l’uranium. L’Inde, la Turquie, le Brésil en possèdent d’importantes réserves. Il n’est pas fissile, c’est-à-dire que sous sa forme naturelle il ne peut subir la réaction de fission nucléaire. Il est cependant capable, en absorbant un neutron, de se transformer en uranium 233, un très bon combustible fissile. C’est sur ce mécanisme que repose la conception des centrales au thorium, dont le principe est connu depuis les années 1950.
Le réacteur étudié à Grenoble, qui n’existe aujourd’hui qu’à l’état de concept théorique, a en outre la spécificité de fonctionner avec un combustible liquide : le thorium est dissous dans les sels fondus qui circulent dans le cœur du réacteur.
Le réacteur à sels fondus associé au cycle thorium, parfois nommé MFSR (Molten Salt Fast Reactor, réacteur à sels fondus à spectre rapide) est un nouveau venu dans les réacteurs de quatrième génération. Quels sont ses avantages ?
Daniel Heuer. L’intérêt principal du MSFR, c’est la sécurité qu’offre le combustible liquide. Un réacteur de ce type est en effet extrêmement stable. Cette stabilité est liée au phénomène de dilatation des liquides qui se traduit, dans le cas d’un réacteur à combustible liquide, par un mécanisme autorégulateur : lorsque le cœur chauffe un peu trop, le combustible se dilate et s’échappe pour aboutir dans une zone prévue à cet effet, une sorte de trop-plein. Il sort ainsi de la zone de réaction. Quoi qu’il arrive, il se stabilise ainsi au maximum en quelques dizaines de secondes.
Deuxième avantage en termes de sécurité : en cas de situation dangereuse, l’état liquide du combustible permet de vidanger le cœur, c’est-à-dire de déplacer le combustible pour le mettre à l’abri. Nous savons qu’à Fukushima, c’était tout le problème : le système de refroidissement de la centrale ne fonctionnait plus, et le combustible est resté dans le cœur du réacteur, continuant de chauffer à cause de la puissance résiduelle. Dans le cas d’un combustible liquide, quand vous êtes dans une telle situation, il suffit de vider le combustible du cœur pour le stocker dans des réservoirs. Ceux-ci sont conçus pour évacuer la chaleur de manière totalement passive.
Cette vidange est facilitée par l’existence de ce que nous appelons des bouchons froids : lorsque l’électricité est coupée, ces bouchons fondent et libèrent le liquide. Il n’y a aucune manipulation à faire : en situation accidentelle, le réacteur se vide en quelques minutes.
Les avantages que vous décrivez sont liés à l’état liquide du combustible, quel qu’il soit. Quel est l’intérêt de choisir précisément le thorium ?
Le thorium permet d’obtenir un réacteur « régénérateur » : une fois amorcé, le réacteur est capable de régénérer la matière fissile qu’il consomme lors de la réaction de fission.
La régénération n’est réalisable qu’avec deux combustibles, l’uranium et le thorium. Si, en outre, vous voulez utiliser un combustible liquide, le thorium se trouve être le meilleur choix. Mais en s’affranchissant de la contrainte de la régénération, il est possible d’utiliser n’importe quel combustible à l’intérieur du MSFR. C’est un autre avantage, lié à la stabilité du réacteur.
Cela signifie qu’on peut utiliser différents combustibles au fil du temps, en fonction de ce qui est disponible et de ce que l’on souhaite utiliser. En particulier, il est possible de l’alimenter avec tous les actinides produits par les réacteurs actuels, comme le plutonium.
Concrètement, cela veut dire qu’on pourrait y brûler certains des déchets nucléaires que l’on stocke actuellement ?
Absolument, à l’exclusion des produits de fission dans lesquels il n’y a plus d’énergie. Les produits de fission, rappelons-le, sont les atomes issus de la fission des atomes d’uranium et de plutonium. L’essentiel des déchets autres que les produits de fission sont les actinides. Ils sont très toxiques et leur durée de vie est très longue, il est donc spécialement intéressant de les recycler au lieu de les stocker.
Prenons l’exemple du MOX. Ce combustible, produit à partir de plutonium et d’uranium appauvri, a été conçu comme un moyen de recycler le plutonium, mais il est très difficile à retraiter une fois usé, c’est-à-dire irradié en réacteur. Le MOX irradié, dont on ne sait pas quoi faire actuellement, pourrait être utilisé dans des réacteurs MSFR. Le réacteur devient alors un incinérateur, qui a en outre l’intérêt de produire de l’électricité.
Vous parliez tout à l’heure du caractère régénérateur du réacteur. Cette particularité, commune aux autres concepts de génération IV, possède un intérêt fondamental en termes de gestion des ressources…
En fait, dès que vous utilisez ce type de réacteurs, le problème des ressources ne se pose plus. En effet, le combustible principal des réacteurs à eau pressurisée est la matière fissile, qui représente moins de 1% de l’uranium naturel. À l’inverse, le combustible des réacteurs régénérateurs est la matière fertile, capable de se transformer en matière fissile en capturant un neutron.
Or cette matière fertile représente 99% de l’uranium naturel et 100% du thorium naturel. Au lieu d’utiliser 1% de la ressource, vous en utilisez donc près de 100%, avec un rendement similaire. L’ordre de grandeur des réserves estimées en combustible passe ainsi de 100 ans à 10 000 ans, ce qui revient à parler de ressources quasiment infinies.
Au passage, le fait que le thorium soit présent en quantités trois fois plus importantes que l’uranium à la surface de la Terre ne joue donc aucun rôle ou presque dans le choix de ce combustible : qu’il s’agisse de 10 000 ou 30 000 ans de réserves ne change pas grand chose.
Il y a un autre avantage considérable : la réduction drastique des déchets que vous produisez. Dans ce type de réacteurs, le combustible irradié est en effet sorti du cœur, traité puis remis dans le cœur pour récupérer la matière fissile produite. En particulier, les actinides, et notamment le plutonium, sont réinjectés dans le cœur. Vous ne produisez donc plus de déchets de ce type, qui sont les plus gênants à stocker.
Le MSFR a tout de même des contraintes. Il nécessite notamment du combustible produit dans un réacteur classique pour être amorcé.
En effet, la matière fertile, dont fait partie le thorium, ne peut pas, en l’état, subir de réaction de fission. Elle doit pour cela se transformer en matière fissile en capturant un neutron. Pour produire ce neutron et amorcer la réaction, il faut introduire au départ un peu de matière fissile. Il est donc nécessaire d’avoir soit du plutonium produit par les réacteurs actuels, soit de l’uranium enrichi produit à partir d’uranium naturel. Mais on en produit déjà beaucoup avec les réacteurs actuels. Si les quantités nécessaires ne sont pas trop importantes, et c’est le cas pour le MSFR, cela ne constitue donc pas une contrainte.
Quels sont les problèmes techniques encore non résolus ?
Nous n’identifions pas de verrou technologique, c’est-à-dire de problèmes qui nous semblent insurmontables. A priori, si on voulait construire le réacteur, il n’y aurait pas de difficulté majeure à le faire. Bien sûr, il s’agit tout de même d’une technologie très nouvelle, ce qui veut dire qu’il faut consacrer du temps et de l’argent à l’optimiser, valider un certain nombre de choses, point par point, avant de faire un réacteur nucléaire.
Le but serait maintenant de valider un certain nombre d’étapes de démonstration, pour arriver jusqu’à un démonstrateur de faible puissance qui fonctionnerait. En Chine, les chercheurs qui travaillent sur ce sujet ont commencé à le faire, et ils affirment qu’ils auront un tel démonstrateur opérationnel en 2017.
La Chine travaille donc sur ce même concept, le MSFR ?
Non, leur but est dans un premier temps de refaire ce qu’ont fait les Américains dans les années 1960-1970 : un réacteur à combustible liquide mais de conception différente, appelé MSBE (Molten Salt Reactor Experiment, réacteur à spectre thermique). Mais à taille réelle, il serait très difficile d’obtenir un réacteur régénérateur en restant sur ce concept.
Pourquoi dans ce cas utiliser ce concept ?
Les Chinois ont bien compris l’intérêt du nouveau concept, mais ils comptent s’y attaquer dans un deuxième temps, à partir de 2017. C’est un détour volontaire : il est plus facile pour eux de commencer par le spectre thermique, ce qui leur permettra d’acquérir un certain savoir-faire : sur la fabrication des pompes qui font circuler les sels fondus, le maniement des matériaux, les échanges de chaleur… Le spectre rapide dont nous avons parlé présente de sérieux avantages, mais il a tout de même des contraintes fortes, notamment sur la résistance des matériaux.
Les Chinois sont capables d’aller vite. En février 2011, les autorités chinoises ont décidé de mettre 250 millions de dollars dans les réacteurs à sels fondus : depuis, ils ont construit un bâtiment et 400 personnes travaillent sur le sujet.
Pour le spectre rapide, leur objectif semble être d’avoir un démonstrateur en 2025, huit ans après le démonstrateur de réacteur à spectre thermique.
L’Inde, de son côté, travaille également sur le cycle thorium ?
Depuis 50 ans, le secteur nucléaire indien cherche à basculer vers le cycle thorium, notamment parce que l’Inde possède des ressources abondantes en thorium, mais pas en uranium, mais aussi parce que n’ayant pas signé le traité de non-prolifération, pendant longtemps l’Inde ne pouvait pas s’approvisionner en uranium à l’étranger. Ce n’est plus vrai : un accord a été passé il y a quelques années.
L’Inde travaille donc sur le cycle thorium, mais elle souhaite le mettre en place à partir de combustible solide, avec des réacteurs de type Candu, développés au Canada. Les acteurs indiens ont racheté la licence et ils font évoluer le concept de manière à pouvoir le faire fonctionner avec du thorium. Cela dit, depuis que nous avons avancé le concept de MSFR, ils s’y intéressent et nous ont sollicités.
Côté européen, quelles sont les équipes qui travaillent avec vous sur ce concept ?
Il s’est d’abord monté une communauté française, avec une dizaine de laboratoires où un ou deux chercheurs travaillent sur le sujet. À Grenoble, nous travaillons sur la neutronique et sur la thermo-hydraulique, mais il y aussi de la chimie – il faut comprendre le comportement des sels –, des problèmes de matériaux.
Depuis 2011, un programme européen (EVOL) fédère des équipes de chercheurs d’une dizaine de pays. Nous travaillons en collaboration avec les Russes, qui ont un programme équivalent. C’est un petit projet, qui représente un million d’euros sur trois ans.
À quelle échéance est-il possible d’envisager un démonstrateur, voire un déploiement à l’échelle industrielle ?
En tant que chercheurs, nous n’avons pas d’échéance de ce type. C’est d’abord une question financière : dans la recherche académique, nous n’avons pas du tout les moyens d’envisager de construire un démonstrateur, même petit. Mais c’est aussi et surtout une décision politique. Or, pour l’instant, il n’y en a pas. En France, le CEA a déjà assez à faire avec ASTRID, un autre concept de réacteur de génération IV, et il ne travaille pas sur ce sujet-là.
Enfin, le concept de réacteur aux sels fondus et thorium tel que nous l’avons défini est récent : il n’a été reconnu internationalement qu’en 2008. Il faut du temps pour que l’information circule, que des décisions se prennent… Actuellement, il n’y a donc pas de projet de mise en œuvre. On peut le regretter…
Si une décision était prise en ce sens, de quels délais serait-il question ?
Un déploiement nécessite toute une série d’étapes qui pourraient prendre au minimum entre dix et quinze ans. On commence par monter des maquettes sans matière fissile, puis petit à petit on introduit un peu de radioactivité… Il faut aussi compter avec toutes les procédures menées par les autorités de sûreté. En ce moment, nous travaillons beaucoup là-dessus – comment fait-on une étude de sûreté sur ce type de réacteurs ? – de manière à être prêts le moment venu.
Mais dans un scénario de déploiement, le réacteur à sels fondus thorium cohabiterait selon toute probabilité avec d’autres types de réacteurs ?
Le problème, c’est qu’il faut avoir de la matière fissile pour commencer et que cela pose tout de même une difficulté. Quand je dis qu’il est possible de mettre n’importe quel combustible à l’intérieur, ce n’est pas tout à fait vrai, il y a certaines limites liées à la solubilité des sels concernés. En particulier, on ne peut pas dépasser un certain pourcentage de plutonium, ce qui signifie qu’il n’est pas possible de prendre les combustibles qui sortent des réacteurs actuels en l’état. Il faut faire un « mix » : on peut mettre ces matières-là, mais il faut les mélanger, par exemple avec de l’uranium 233 ou de l’uranium enrichi.
Une possibilité serait d’alimenter les réacteurs actuels, non pas avec du MOX fait à partir de plutonium et d’uranium appauvri, mais avec du MOX fait à partir de plutonium et de thorium. Le combustible usé correspondant contiendrait du plutonium mais aussi de l’uranium 233. Un mélange qui permettrait de démarrer des réacteurs MSFR…
Tout ce processus prend du temps. Dans nos scénarios, en partant du principe que la décision de passer au cycle thorium est prise vers 2040 – hypothèse prenant en compte la durée de vie des réacteurs actuels – le MSFR est introduit à l’échelle industrielle en 2070.
Vous avez aussi étudié l’opportunité de passer au combustible thorium pour les générateurs de type EPR…
C’est parfaitement envisageable, en effet. J’ajoute d’ailleurs qu’il est également possible d’utiliser du thorium dans les réacteurs classiques, ce qui pourrait permettre de consommer jusqu’à 50% d’uranium naturel en moins. Il s’agit d’ailleurs d’une forme de concurrence pour la quatrième génération, si vous y réfléchissez un peu. Car s’il est possible de consommer moins d’uranium naturel dans les réacteurs actuels, ils peuvent fonctionner plus longtemps.
Il reste tout de même la problématique des déchets ?
Oui, assurément. Mais les industriels se préoccupent d’abord des ressources. Or si vous consommez deux fois moins d’uranium naturel, pour le même prix vous pouvez en consommer deux fois plus ou l’acheter deux fois plus cher. À la limite, si vous gagnez suffisamment en rendement, l’uranium de l’eau de mer devient rentable… Vous pouvez vous permettre d’acheter votre uranium à 1000 dollars le kilo. Et là, les ressources deviennent quasi infinies. C’est quelque chose que les industriels ont en ligne de mire.
Dans une optique de développement durable, la gestion du cycle du combustible est tout de même une préoccupation importante…
Oui, et c’est précisément pourquoi nous proposons de faire un réacteur à sels fondus utilisé comme incinérateur, permettant de gérer le problème des déchets produits par les réacteurs à eau pressurisée. L’Inde est sur la même longueur d’onde, et un acteur comme Areva pourrait se montrer intéressé, si le groupe se rend compte qu’il y a un marché.
Comme vous le voyez, entre les divers usages du thorium, d’une part, et la perspective d’un simple réacteur-incinérateur, le passage aux réacteurs régénérateurs n’est pas la seule option en présence et il est loin d’être assuré. Pour autant, le réacteur que nous concevons serait beaucoup plus sûr et le principe de la régénération simplifie beaucoup de choses. Nous avons aussi l’espoir qu’il soit moins cher qu’un réacteur à eau pressurisée, ce qui pourrait se révéler décisif au moment des arbitrages politiques et industriels. À titre personnel, je pense d’ailleurs que c’est la seule solution pour passer à la génération IV : avoir un réacteur qui soit moins cher qu’un réacteur à eau pressurisée. Cela reste à vérifier, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il est important de continuer à travailler.
** Daniel Heuer / Directeur de recherche, Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie (Grenoble) /
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