La revanche des briques

« Il ne casse pas des briques », « il me tombe une tuile »… les briques et les tuiles de terre cuite font tellement partie de nos paysages qu’elles se sont introduites jusque dans nos expressions familières. Difficile d’imaginer à quel point ces matériaux traditionnels se sont transformés au gré de toutes les révolutions industrielles, y compris les plus récentes.

Les visiteurs des tuileries et briqueteries d’aujourd’hui en sont souvent étonnés. Ces lignes modernes, robotisées et automatisées, ces fours cuisant à 1000°C et précis à quelques degrés près, tout en « crachant » de quoi construire plus d’une maison par heure – quelle surprise par rapport l’image d’un produit aussi traditionnel ! Or ce sont bien ces efforts continus d’innovation et d’investissements qui ont soutenu le succès récent de ces matériaux.

Au cours des 10 dernières années, la brique de terre cuite a progressivement détrôné le parpaing en béton comme premier matériau pour les murs des maisons. La compétitivité a joué un rôle important : un usinage extrêmement précis des briques a relégué aux oubliettes la pose au mortier au profit de la pose dite « à joint mince », beaucoup plus rapide et économique sur chantier. Mais ce sont surtout les performances thermiques qui ont fait la différence. Avec une structure alvéolaire sophistiquée, la brique est devenue un bon isolant thermique : pour une même épaisseur de 20 cm, sa résistance thermique a été multipliée par quatre en six ans. Ces progrès sont tombés à pic au moment où le Grenelle de l’Environnement donnait en 2007 une impulsion forte vers plus d’efficacité énergétique dans les bâtiments.

Or justement, c’est une nouvelle révolution, celle des contraintes énergétiques et environnementales, qui est en passe de changer radicalement la donne pour le secteur du bâtiment. Les toits ne seront-ils pas bientôt faits entièrement de panneaux solaires ? Les trois petits cochons de demain ne seront-ils pas plutôt récompensés d’avoir choisi une maison en bois ou en paille – légère, rapide à construire, recyclable voire biodégradable – au lieu d’une maison en briques – lourdes, cuites à l’énergie fossile et destinées à devenir de futurs gravats ? La tuile et la brique en terre cuite n’ont-elles pas mangé leur pain blanc ?

Nouvelles exigences : l’exemple français

En l’espace d’une décennie la notion d’efficacité énergétique est de nouveau devenue centrale en Europe, et elle s’impose peu à peu dans le reste du monde. Le bâtiment est en première ligne : en France, le secteur résidentiel et tertiaire a englouti 68 millions de tonnes équivalent pétrole en 2011 soit 44 % de la consommation finale d’énergie du pays – loin devant les transports (32 %) et l’industrie (21 %). Au niveau européen, cette proportion est évaluée à 40 %. Ces consommations d’énergie se retrouvent directement sous forme d’émissions de gaz à effet de serre, même si le chauffage au bois et l’électricité nucléaire ou renouvelable jouent un rôle modérateur. On estime que 26 % des émissions de CO2 en France et 36 % en Europe proviennent de l’utilisation des bâtiments.

Comme souvent dans le secteur très réglementé de la construction, les objectifs d’efficacité énergétique se traduisent par de nouvelles normes. En France, c’est en particulier la Réglementation thermique version 2012 (RT 2012, succédant à la RT 2005) qui concrétise les nouvelles exigences.

Or cette nouvelle réglementation marque sur bien des points une véritable rupture. Il faut remonter à 1974 et à la toute première obligation d’isoler les logements face au choc pétrolier pour trouver un changement comparable.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le plafond de consommation d’énergie pour le chauffage et le rafraîchissement, l’eau chaude, l’éclairage et la ventilation est divisé par trois. La mesure se fait en énergie primaire (forme d’énergie disponible dans la nature avant toute transformation) : un KWh électrique est ainsi multiplié par 2,58, un KWh de bois est compté pour zéro.

Autre petite révolution: le plafond de consommation d’énergie est désormais global (50 KWh/m2/an pour les maisons), au lieu d’être défini élément par élément comme c’était le cas auparavant où les normes précisaient la résistance thermique minimum pour un mur, une fenêtre, etc. Ce nouveau mode de calcul laisse au constructeur la possibilité de réaliser des arbitrages. Pour installer par exemple un chauffage électrique, très économique à l’achat mais pénalisant en énergie primaire, il choisira un bâti particulièrement bien isolé thermiquement qui limitera fortement le besoin de chauffage.

Bien sûr, l’emploi des énergies renouvelables devient obligatoire pour les maisons RT 2012, sous forme de panneaux solaires, de poêle à bois ou de pompe à chaleur. Un garde fou est heureusement imposé pour les panneaux photovoltaïques – pas question de masquer des défauts d’isolation derrière une prétendue « énergie positive » en couvrant le toit de capteurs solaires. C’est clairement un point de vigilance à avoir en tête pour préparer le fameux « BEPOS », ou Bâtiment à Energie Positive, annoncé comme la future norme pour 2020.

Ce qui est original dans l’expérience française, c’est que la préparation de la RT 2012 a donné lieu à un intense et patient travail de concertation avec l’ensemble de la filière. Dès 2007, le label volontaire et privé BBC (Bâtiment Basse Consommation) a préfiguré les futures normes. Des milliers de constructions ont ainsi servi volontairement de champ d’expérience concret, permettant à chacun de se préparer au changement. Un formidable mouvement d’innovation en est résulté, qui dépasse dans bien des cas les simples exigences réglementaires : en matière de consommation d’énergie des logements par exemple, on parle de plus en plus d’obligation de performances réelles, là où la réglementation se limite encore prudemment à une conformité calculée a priori.

Les métiers de la brique et de la tuile en révolution

Pour les producteurs de matériaux, étendre son offre vers les systèmes constructifs est devenu une tarte à la crème. L’automobile est souvent citée en exemple à une filière bâtiment critiquée pour son indifférence à la qualité globale et pour l’archaïsme de ses modes de production qui rendent l’achat ou la rénovation d’un logement inabordables pour de nombreuses familles. Mais concrètement, comment cela se traduit-il sur le terrain ?

L’exemple de la tuile à douille permet de comprendre ce qui est en jeu. Cette pièce spéciale en terre cuite, présente sur de très nombreux toits en tuiles, sert d’évacuation aux ventilations mécaniques des logements. Elle est posée sur le toit par le couvreur, mais c’est généralement l’électricien qui vient raccorder la gaine de ventilation sur la tuile. Et là, trop souvent, c’est la débrouille ! Si la tuile à douille n’a pas été positionnée au bon endroit sur le toit, l’électricien doit lui-même la changer de place. Il peut être obligé de tordre et de pincer sa gaine pour réussir ce raccordement, au risque de limiter le débit de ventilation donc de dégrader la qualité de l’air dans la maison – et bien sûr d’augmenter la consommation électrique du ventilateur. Dans le pire des cas, il ne raccorde rien du tout et l’air vicié reste dans les combles.

Ce genre de fantaisie n’est plus toléré dans les maisons RT 2012, étanches à l’air et où la ventilation joue un rôle clé pour le confort et la santé des occupants. Terreal courait le risque que les sorties de ventilation ne se fassent par exemple par les murs au lieu de par les toits et que ses ventes de tuiles à douille ne baissent progressivement. Notre centre de R&D, sortant de ses compétences classiques sur la terre cuite, a donc développé un manchon en plastique qui permet un raccordement de la ventilation à la tuile à douille simple, sécurisé et efficace.

Les matériaux du bâti comme les tuiles ou les briques en terre cuite présentent souvent des performances « naturelles », robustes et durables, qui recèlent des trésors encore inexploités. Sur les toits, par exemple, on s’ingénie à récupérer l’énergie solaire au moyen de quelques mètres carrés de panneaux photovoltaïques ou thermiques. Pourtant, ce sont bien toutes les tuiles du toit qui reçoivent cette énergie et qui se réchauffent sous l’effet du soleil. En travaillant les propriétés physiques des tuiles, Terreal a conçu un dispositif qui récupère cette chaleur pour alimenter un chauffe-eau thermodynamique. Grâce à ce système simple, robuste et sans entretien, toutes les tuiles du toit servent de capteurs solaires et font économiser aux habitants jusqu’à 20% de leur facture de production d’eau chaude. Le constructeur peut respecter ce fameux plafond de 50 KWh/m2/an par une solution très économique. Cerise sur le gâteau, le système est totalement invisible et l’esthétique du toit en tuiles est intégralement préservée. La tuile en terre cuite permet, en quelque sorte, de réinventer l’eau chaude.

Pour les ingénieurs du centre de R&D d’une entreprise comme Terreal, quel changement que de devoir s’aventurer en dehors du domaine d’expertise classique de l’amélioration progressive des produits existants ! C’est toute une philosophie d’ouverture qui a été engagée par l’entreprise en 2010. Terreal reçoit désormais chaque année dans son centre de R&D des dizaines de visiteurs extérieurs – architectes, bureaux d’études, chercheurs, industriels, maîtres d’ouvrage, constructeurs – et noue de nombreux partenariats scientifiques ou industriels. Jusqu’aux sciences sociales qui s’invitent dans notre monde d’ingénieurs : Terreal est partie prenante d’un projet original de logements sociaux à énergie positive, pour lequel des équipes de sociologues vont aider les locataires à maîtriser durablement leurs consommations d’énergie. Notre intérêt commun : compenser réellement la facture énergétique des locataires, tout en limitant au strict nécessaire les coûteux et fragiles panneaux photovoltaïques en toiture – le traditionnel toit en tuiles restant et de loin le plus économique à la construction comme à l’entretien.

Ces changements débordent du monde de la R&D. Toutes les fonctions de l’entreprise sont concernées. Achats, logistique et qualité doivent gérer de nouveaux flux de composants incorporés à nos systèmes mais achetés à l’extérieur – par contraste, dans notre activité terre cuite, 98 % des tonnages entrant dans nos usines sont l’argile et le sable que nous extrayons nous-mêmes de nos carrières. Le marketing et les forces de vente sont bien sûr en première ligne pour répondre aux interrogations des artisans, négociants, bureaux d’études, et pour leur présenter les nouvelles offres de l’entreprise. Dès 2010, Terreal a par exemple monté un centre de formation pratique à l’étanchéité à l’air du bâti – l’une des exigences fortes de la RT 2012 vérifiée sur chaque chantier – pour contribuer à l’anticipation par les artisans et constructeurs de ce point-clé.

L’énergie grise

Ces bouleversements ne s’arrêtent pas à la porte de nos usines, loin de là ! Une entreprise comme Terreal, qui se positionne sur le marché de l’efficacité énergétique des bâtiments, doit elle-même être exemplaire dans son process de production. C’est ce qu’on appelle l’énergie « grise » d’un bâtiment, c’est-à-dire celle qui a servi à fabriquer, transporter et assembler les matériaux pour le construire. Une étude approfondie menée en 2009 par l’association CIMbéton a montré que pour une maison individuelle BBC, cette énergie grise équivaut à environ 30 ans de consommation des habitants pour se chauffer, s’éclairer, produire de l’eau chaude et ventiler. Plus les logements sont économes en énergie, plus la pression monte sur les industriels pour améliorer leur propre efficacité énergétique !

La France est pionnière en Europe dans cette vision « cycle de vie » du bâtiment. Plus de 2 300 catégories de produits de construction et d’équipements électriques y font l’objet d’analyses environnementales complètes, librement accessibles à tout utilisateur, et de plus en plus systématiquement vérifiées par des experts indépendants. Cette démarche est désormais reprise à l’échelle européenne pour se traduire en normes.

Les produits de terre cuite n’ont rien à craindre de cette transparence, bien au contraire. La tuile en terre cuite, matériau local produit dans des usines modernes et efficaces, présente par exemple un impact CO2 comparable à celui d’ardoises naturelles aujourd’hui importées d’Espagne voire d’Amérique du Sud ou de Chine.

Le souci des économies d’énergie n’est pas nouveau dans l’industrie de la terre cuite, où ce poste pèse environ 20 % des coûts de production ce qui en fait le deuxième après la main d’œuvre. Le système des quotas de CO2 mis en place en Europe en 2005 a renforcé cette motivation – dans la terre cuite, l’essentiel des émissions de CO2 résulte de la combustion du gaz naturel dans nos séchoirs et dans nos fours, ce qui nous différencie par exemple du ciment où la décarbonatation est prépondérante dans les émissions.

Dans une usine qui tourne à feu continu 24 h / 24 et 7 jours / 7, c’est la maîtrise opérationnelle qui est le socle de tout progrès. Un produit défectueux rebuté, c’est autant d’énergie gaspillée. Et ce sont les gestes et réflexes quotidiens de nos équipes de production et de maintenance qui évitent les surconsommations. Terreal a réalisé entre 2009 et 2011 des bilans thermiques systématiques dans toutes ses usines. Des ingénieurs process ont été embauchés sur le terrain pour y piloter les programmes d’améliorations techniques et opérationnelles. Et les experts de notre centre de R&D s’impliquent fortement dans l’animation de ce réseau interne : depuis 2012, une plateforme intranet facilite l’entraide, la formation et le partage de bonnes pratiques.

Démarche nécessaire, mais pas suffisante : les économies d’énergie sont au rendez-vous mais restent modestes, de l’ordre de 2 %. Des améliorations technologiques sont-elles encore possibles pour des économies plus substantielles ?

C’est de nouveau en sortant de son métier que Terreal a identifié des pistes intéressantes. Dans une usine terre cuite, une grande partie de l’énergie thermique utilisée est ensuite rejetée, à basse température, dans les fumées des séchoirs et des fours. Or la chimie et l’agro-alimentaire on développé des systèmes de récupération de chaleur fatale que nous pouvons transposer à notre process. Nous visons par ce moyen de réduire de 25% la consommation de gaz naturel d’une grosse tuilerie.

Pour la cuisson des produits, qui nécessite des températures jusqu’à 1 100°C, l’idée est de remplacer le gaz naturel par du biométhane ou du gaz de synthèse fabriqués à partir de déchets organiques. Il s’agit là de projets où la technique n’est pas le seul enjeu : un projet de méthanisation à base de fumier bovin, par exemple, crée de nouvelles solidarités territoriales entre notre usine qui consommera le biométhane, les éleveurs qui fourniront le fumier et les agriculteurs qui utiliseront le digestat comme fertilisant. Notre activité est déjà ancrée dans les territoires par sa matière première, l’argile, que nous extrayons à proximité immédiate de nos sites, et par nos produits, distribués pour l’essentiel régionalement. Désormais, c’est aussi notre énergie qui sera produite sur place à partir de matières locales.

Avec tous ces projets, nous sommes confiants que nous réussirons à diminuer notre consommation d’énergie fossile de 25 % d’ici 2020.

Le progrès technique reste ainsi le moteur de notre métier, en plaçant la question de la performance énergétique aussi bien au cœur de nos produits qu’au cœur de nos process industriels. Pas de doute : les trois petits cochons vont continuer à préférer la brique !

Par François Amzulesco
Directeur Innovation et Projets Industriels, Terreal

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech

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