Les trois paris de la transition énergétique allemande

« À la longue, il y aura tellement de bénéficiaires de la politique en matière d’énergie éolienne qu’il deviendra impossible de trouver une majorité pour en contrôler le développement », disait Angela Merkel à Cologne, le 29 octobre 2004 (Mme Merkel était alors chef de la CDU).

Le tournant énergétique

Le 14 mars 2011, soit trois jours après Fukushima, la Chancelière annonçait l’arrêt immédiat – un moratoire de trois mois – des huit réacteurs nucléaires les plus anciens. Le 22 du même mois, elle installe une Ethikkommission composée en majorité de philosophes et de sociologues. Celle-ci conclut que l’Allemagne pouvait bénéficier d’une sécurité d’approvisionnement d’un niveau équivalent au niveau actuel en sortant du nucléaire et en développant les énergies renouvelables – le recours aux centrales thermiques à flamme restant nécessaire pendant une période transitoire. Le surlendemain, le ministre de l’Environnement annonce que les huit réacteurs ne redémarreront pas et que les neuf autres seront fermés d’ici 2022.

L’Energiewende est lancé et, dès l’été 2011, est adopté un paquet de lois (le Gesetzpaket) qui fixe des objectifs très ambitieux pour 2050. Outre la fermeture définitive des huit centrales les plus anciennes (8,4 GW), et la fermeture des neuf autres (12 GW) d’ici 2022, il est prévu de porter à 60% la part des ENRs dans la production d’énergie primaire, à 80% leur part dans la production d’électricité. La consommation d’électricité doit diminuer de 25 % par rapport à 2008, la consommation d’énergie primaire de 50%, ce qui représente une augmentation de la productivité énergétique de 2,1% par an. Les émissions de gaz à effet de serre doivent diminuer de 80 à 95 % par rapport à 1990. À échéance 2050, enfin, 20% de la consommation d’électricité devraient être importés.

Ce tournant repose sur un triple pari. Tout d’abord, l’arrivée à maturité de technologies encore aujourd’hui au stade du laboratoire ou de l’atelier pilote. Parmi celles-ci deux méritent qu’on y porte une attention particulière : la capture et le stockage du CO2 et le stockage à grande échelle de l’électricité, le tout bien sûr à un coût raisonnable. Ensuite, l’acceptabilité par les populations des nouvelles installations – notamment en lignes de transport à très haute tension nécessaires pour l’acheminement vers les zones de grande consommation (principalement le sud) du courant produit par les éoliennes en majorité installées dans le nord. Enfin, c’est un pari sur l’avantage durable d’un leadership industriel des entreprises allemandes dans le domaine des ENR et du stockage de l’électricité, leadership qui serait de nature à créer suffisamment d’emplois et d’activité à l’export pour compenser les surcoûts élevés supportés du fait d’être le « first mover ».

Que constate-on aujourd’hui ?

Les producteurs d’énergies renouvelables intermittentes bénéficient d’un prix garanti pour 20 ans (Vergütungszahlungen). A titre d’exemple, le prix d’achat moyen pondéré du photovoltaïque s’est établi en 2012 à 285 euros/MWh. L’EEG-Umlage est alors le surcoût que représente le prix d’achat de ces ENRs par rapport au prix du marché. L’Umlage a été de 36 euros/MWh en 2012. La prévision officielle est de 53 euros/MWh en 2013, soit une augmentation de près d’un tiers en un an. Ce chiffre de 53 euros est désormais supérieur au prix moyen constaté sur le marché allemand (45euros/ MWh en 2012 contre 51 euros en 2011). La capacité installée était de 60 GW à la fin 2012 (30 pour l’éolien et 30 pour le solaire). La production totale a été en 2012 de 74 TWh pour les sources intermittentes (production de l’ensemble des sources : 560 TWh). Les non privilégiés consomment environ 400 TWh, ce qui correspond à une charge supérieure à 20 milliards d’euros.

Les prix allemands de l’électricité sont les plus élevés d’Europe, à l’exception de ceux du Danemark, champion d’Europe pour les émissions de CO2 et le développement de l’éolien. Le rapport de monitoring publié par le gouvernement fédéral en novembre 2012 fait état d’un prix pour les ménages (TTC) de 25,30 cents/kWh en Allemagne et de 14,03 cents/kWh en France.

Les industriels sont largement exemptés du paiement de l’Umlage. Les électro-intensifs bénéficient également d’un accès privilégié aux réseaux THT, ce qui fait qu’ils achètent leur électricité à un prix inférieur au prix français. Ce qui correspond à une subvention de l’ordre de 5 Mrds €. Les auto-producteurs sont également exemptés de l’Umlage pour l’achat d’électricité en l’absence de vent ou de soleil ; parmi eux on compte non seulement des industriels mais aussi de nombreux agriculteurs qui, avec quelques éoliennes au milieu de leurs champs et du solaire sur le toit finissent par gagner plus que grâce à leur activité d’agriculteur. Ainsi, l’essentiel du financement des renouvelables est assuré par les particuliers non auto-producteurs, le commerce et la petite industrie.

L’Allemagne émet (source AIE) 450 g de CO2 par kWh électrique produit, la France 90g. Six GW de centrales au charbon/lignite devraient être connectées aux réseaux allemands en 2013, pour pallier les conséquences des 12 GW de nucléaire qui restent à fermer d’ici 2012 et remplacer de vieilles centrales à charbon aux faibles rendements et aujourd’hui hors normes environnementales. Il s’agit aussi de pallier les conséquences de l’intermittence.

Le recours au charbon s’explique par la baisse de son prix sur le marché mondial, conséquence directe de l’explosion de la production de gaz de schistes aux Etats-Unis qui rend disponible pour l’exportation des quantités importantes de charbon. En Europe, l’électricité produite avec du charbon est moins chère que celle produite avec du gaz. Le charbon est donc (re)devenu le combustible privilégié en Allemagne. Toujours est-il que la consommation de charbon a augmenté de 9% en 2012 et celle de lignite de 7% (source : Fraunhofer).

La contribution des consommateurs allemands aux coûts de réseaux est déjà très supérieure à celle des consommateurs français : 74 euros/MWh en Allemagne contre 41 euros/MWh en France. Mais le besoin en nouvelles lignes reste important. A cela plusieurs raisons : les sources intermittentes d’éolien sont localisées principalement au nord alors que les besoins sont principalement situés au sud ; l’intermittence conduit, par son caractère même, à une augmentation des flux en fonction du vent et du soleil. D’où un besoin considérable en nouvelles lignes, non seulement pour le grand transport, mais aussi pour la distribution locale.

Or la construction de nouvelles lignes se heurte à l’opposition des populations. Une loi devrait être prochainement adoptée (un des rares sujets qui fasse consensus au Bundesrat) avec pour objectif la réduction des délais de construction de dix à quatre ans.

Autres implications du caractère aléatoire de la nouvelle ressource

Un marché de l’électricité complètement désorganisé. Les intermittentes ont en effet priorité (Einspeisevorrang) pour ce qui est de l’accès aux réseaux. Elles contribuent à ainsi à une pression à la baisse sur le marché de gros au point que le prix sur ce marché finit par renseigner sur la météo plutôt que sur les marges du système. Les prix peuvent même devenir négatifs. C’est le cas quand la production d’intermittentes dépasse la demande, une conjoncture de plus en plus fréquente à mesure que se développe l’intermittence. Paradoxe qui s’explique par le fait que les centrales dispatchables doivent fonctionner en permanence, même à puissance réduite, de façon à être prêtes à augmenter rapidement leur production pour compenser un arrêt des intermittentes.

Il peut également se faire que la production d’éolien dans le nord du pays dépasse la capacité du réseau de transport ; les producteurs doivent alors arrêter et sont alors compensés financièrement pour ce faire (les centrales dispatchables ne reçoivent aucune compensation lorsqu’elles doivent réduire leur production pour faire de la place aux productions intermittentes).

Un besoin de construction de centrales thermiques à flamme pour pallier les conséquences de l’indisponibilité des renouvelables.

Des exigences accrues quant à la flexibilité des moyens dispatchables. La prévision météorologique a certes fait d’immenses progrès mais il reste encore beaucoup à faire, surtout pour l’éolien. Ainsi le scénario le plus probable est que, à échéance 2020, le système allemand devra être à même de compenser un brutal effondrement de 50 GW d’éolien.

Un nouveau tour pour le tournant ?

Au titre des succès de l’Energiewende, le premier rapport de suivi publié par le gouvernement allemand en décembre 2012 (Energie der Zukunft) cite notamment un développement des ENRs conforme aux objectifs, une sécurité du système assurée malgré la suppression brutale de plus de 8 GW, la création de quelque 380 000 emplois « bruts » dans le secteur des ENR et de la rénovation thermique, et un développement spectaculaire de l’industrie des renouvelables entre 2000 et 2010.

Mais d’autres éléments sont à prendre en compte, qui invitent à nuancer le bilan. La construction de centrales destinées à pallier les conséquences de l’intermittence tarde. Les investisseurs potentiels hésitent à s’engager puisqu’ils sont dans l’incertitude quant au nombre d’heures pendant lequel de futures machines fonctionneront. Hildgard Müller, porte parole du BDEW (association des producteurs), déclarait récemment : Beim Kraftwerksbau droht eine neue Eiszeit (Un nouvel âge de glace menace la construction de centrales).

Quant à la nouvelle industrie du renouvelable, elle souffre maintenant de la concurrence chinoise. Tant dans le solaire que dans l’éolien, les faillites succèdent aux faillites. Les prix de l’électricité, enfin, continuent d’augmenter et, comme on pouvait s’y attendre, les consommateurs non privilégiés commencent à se rebiffer.

Le principal facteur de hausse est la poursuite du développement des ENRs. Les estimations du coût du tournant énergétique ne cessent de croître. Dans une interview récemment publiée (le 19 février 2013) par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, Peter Altmaier, ministre de l’Environnement, estimait à 1000 milliards d’euros le coût des nouveaux investissements énergétiques à réaliser d’ici 2030 dans l’hypothèse de la poursuite de la politique actuelle. Soit la moitié de la dette allemande. En févier de cette année Peter Altmaier publiait un papier intitulé Energiewende sichern – Kosten begrenzen (Garantir le succès du tournant- Maîtriser les coûts). Son objectif est simple : maintenir l’Umlage à son niveau actuel (5,28 cents/kWh) en 2014 pour le consommateur résidentiel puis limiter son augmentation à 2,5 % par an après 2014.

A cette fin, plusieurs mesures sont envisagées : réduire les exemptions dont bénéficient les industriel (plus de 4 milliards d’euros) ; mettre fin à l’exemption d’Umlage dont bénéficient les producteurs-consommateurs ; lever une contribution exceptionnelle (EEG-Soli) sur les installations ENR existantes ; pour les nouvelles installations de plus de 150 kW il n’y aura plus de tarif d’achat, uniquement la prime de marché (fortement réduite par rapport à 2012 ; pour les nouvelles installations, cinq mois sans subventions.

Le ministre conclut par la nécessité d’introduire une garantie de prix à activer dès que la somme des engagements pris au titre de l’EEG dépasserait un montant prévu par la loi.

Il est immédiatement attaqué par l’opposition : « Altmaier mélange tout, il se comporte comme un fossoyeur du « tournant », ses estimations sont surévaluées. La solution la plus simple serait de redistribuer les revenus considérables engrangés par l’Etat fédéral du fait de l’augmentation du produit de la TVA (le Stromsteuer) au profit d’une gratuité des 1000 premiers kWh. » Altmaier en appelle par ailleurs à une refonte de l’EEG. Mais ce sera après les élections de septembre.

Si le « tournant » ne concernait que les Allemands eux-mêmes, il nous resterait à leur souhaiter bonne chance. Ce n’est pas le cas : l’Energiewende exerce comme un effet de halo sur les systèmes électriques des pays voisins.

Implications sur l’UE et les pays voisins

La priorité de la Commission – dont on rappelle qu’elle a le pouvoir d’initiative au Conseil européen – va à la libéralisation des marchés de l’énergie et de celui de l’électricité en particulier.

On ne trouve pratiquement aucune référence dans les papiers de la Commission aux coûts ou aux prix, si ce n’est, ici ou là, pour rappeler au lecteur que c’est le droit de la concurrence qui maintiendra la pression à la baisse des coûts et incitera les opérateurs à aligner leurs prix sur les coûts.

Cela dit, une dérogation a été faite au profit des énergies renouvelables au motif qu’il s’agissait d’une industrie naissante et qu’il était opportun de les aider à accéder à la maturité. Une politique qui, à l’époque, était tout à fait rationnelle.

La Commission poursuit aujourd’hui la promotion des énergies renouvelables : développement des interconnections, financement de programmes de recherche développements pour stockage de l’électricité etc. Le dernier Livre Vert du 27 mars 2013, Un cadre pour les politiques en matière de climat et d’énergie à l’horizon 2030, fournit une bonne synthèse des idées de la Commission en la matière.

Philip Lowe, directeur général de l’Energie à la Commission, reconnaît volontiers que la situation n’est pas satisfaisante : « A une époque où les renouvelables avaient besoin d’un coup de pouce, il s’est avéré nécessaire d’accorder à l’électricité renouvelable le privilège de ne pas couvrir les coûts qu’elle engendrait pour le système électrique. Ce n’est plus admissible aujourd’hui. » Le Directeur général introduit ainsi dans le vocabulaire de la commission la notion de coût de l’intermittence pour le système, une notion qui va très au delà de celle de parité réseau.

Le Commissaire Öttinger ne dit pas autre chose ; mais pour lui la solution réside dans le développement des interconnexions et des technologies de stockage. L’idée est de répondre au risque, que l’on commence à voir pointer à l’horizon, d’un manque de capacité dispatchable à une échéance qui se rapproche. Plusieurs pays membres sont en train de développer de tels mécanismes ; mais les objectifs divergent déjà : la France met l’accent sur les capacités à la pointe ; les Allemands privilégient la capacité immédiatement disponible pour pallier les conséquences d’un brutal effacement des intermittentes. Ce n’est pas du tout la même chose et l’on voit bien se profiler la menace d’une certaine renationalisation des politiques. Après avoir été dans le déni pendant longtemps, la Commission essaie d’y mettre bon ordre.

Quant au marché du carbone il est à l’agonie avec un prix de l’ordre de 7 euros la tonne ; ce qui est totalement insuffisant pour dissuader l’usage de techniques émettrices de carbone.

Le développement des intermittentes se traduit, comme on l’a vu, par des flux considérables et aléatoires d’électricité donc par un besoin considérable de développement des réseaux. Ce qui a pour les voisins au moins trois conséquences :

Tout d’abord, lorsque l’Allemagne est en surproduction d’ENRs intermittentes et pour peu que les interconnections le permettent – comme on l’a vu plus haut, c’est la priorité de la Commission – le surplus est déversé sur les voisins qui – marché unique oblige – vont devoir absorber cet excédent.

Ainsi, en 2020, la capacité des intermittentes installées en Allemagne sera vraisemblablement supérieure à 90 GW ; en 2030, 120 GW. La demande minimale en Allemagne est de l’ordre de 30 GW, la demande médiane de 55 GW. Même si la consommation d’électricité augmentait légèrement – les plans du gouvernement cherchent à la stabiliser, voire à la réduire – c’est donc à des déversements considérables d’électricité fatale en provenance d’Allemagne que les pays voisins doivent se préparer. Certains – Pologne, Tchéquie, Pays-Bas – envisagent d’ailleurs sérieusement d’installer des transformateurs-déphaseurs le long de leurs frontières avec l’Allemagne afin de protéger la stabilité de leurs réseaux ; et – loi de Kirchoff oblige – la France ne sera pas épargnée.

Ensuite, le développement des intermittentes se traduit par un besoin d’investissements très important qui vient s’jouter à celui en centrales destinées à remplacer un parc vieillissant. Les politiques se comportent un peu comme si « l’intendance suivra ». Or pour l’instant « l’intendance ne suit pas ». Les causes de cet état de fait sont connues.

Enfin – couplage des marchés oblige – le prix sur le marché de gros français a déjà été négatif.

Enseignements

Il faut tout d’abord noter que les conditions pour réussir une transition énergétique du type allemand ne sont pas les mêmes selon les pays. Ensuite, les Allemands commencent à trouver que le tournant coûte cher. On a vu pourquoi. Mais l’Allemagne a des moyens, et elle dispose de ressources significatives en charbon et considérables en lignites.

Première leçon, d’une grande banalité : s’informer sur la réalité de l’Energiewende et sur les difficultés que rencontre le gouvernement allemand quand il se propose de corriger les excès auxquels a conduit la réforme. Priorité devrait être mise sur les énergies intermittentes.

Deuxième leçon : créer un système de suivi des coûts de la transition en cours et à venir – « qui paye quoi et au profit de qui ? » – tout en se ménageant la possibilité de revenir en arrière si nécessaire. Comme les Allemands en font aujourd’hui l’expérience, il est très difficile de revenir en arrière si les garde-fous n‘ont pas été posés dès le début.

Enfin, il convient de suivre attentivement les progrès de la recherche pour ne pas être surpris mais en distinguant soigneusement – c’est la troisième leçon – le laboratoire, le développement, le projet pilote et le déploiement à une échelle qui soit à la mesure des enjeux.

La grave erreur de départ, explique Altmaier, fut d’encourager le développement des renouvelables sans avoir en même temps fixé une limite supérieure aux dépenses à engager. Un message qui fait écho au propos d’Angela Merkel cité en exergue et qui devrait sonner comme un avertissement aux oreilles de ceux qui seraient tentés de suivre la voie allemande.

Pierre Audigier
Ingénieur général des Mines

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech

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