Pour avancer vers une économie durable, prélevant moins de ressources naturelles, on ne doit pas raisonner contre la croissance, mais avec elle. La question de la soutenabilité doit être abordée d’une manière dynamique. En partant d’une nouvelle modélisation des flux et des stocks du cycle de la matière, on peut imaginer l’économie de demain.
Interview de François Grosse, Chargé de mission auprès du directeur général exécutif, Veolia Environnement.
Parmi les économistes du développement durable, vous vous distinguez par l’attention que vous portez à la croissance économique.
François Grosse: En réalité nous n’avons guère le choix: croître est aujourd’hui la seule chose que nous savons faire, et ce n’est pas pour rien que les hommes et femmes politiques s’inquiètent tant pour la croissance économique. Or depuis un siècle, en dépit de soubresauts occasionnels, cette croissance va de pair avec une accélération régulière de l’usage des matières premières. Prenons un exemple. La production mondiale d’acier brut a été multipliée par trente au XXe siècle et la croissance moyenne, bon an mal an, est de 3,5%. Ce taux de croissance tendanciellement constant définit précisément une courbe exponentielle.
La croissance de l’usage des matières premières est d’abord un fait, une donnée incontournable de la vie des sociétés modernes. La dématérialisation apparente d’une partie de l’économie ne peut faire oublier ce fait.
Il ne s’agit pas seulement, entendons-nous bien, de l’accès de millions de personnes, dans les pays émergents, à la consommation de masse. Dans les pays développés, même si nous avons l’impression d’une certaine stagnation économique et quelles que soient les illusions que nous nourrissons sur notre sobriété, nous continuons à consommer toujours plus, et donc à utiliser et accumuler toujours plus de matières premières. Prenez par exemple le parc automobile: de 1996 à 2008, 20% des immatriculations de voitures neuves en France ont été consacrées à la croissance du stock de véhicules – et je ne mentionne qu’en passant le poids moyen croissant des voitures. En France toujours, entre 1970 et 1996 la surface habitable moyenne par habitant est passée de 22 m2 à 35 m2 en moyenne, soit une augmentation de plus de 60%. Et pendant ce temps la population a augmenté.
La première donnée de l’équation que nous cherchons à résoudre pour imaginer le développement durable, c’est donc une exponentielle ascendante.
Dans ces conditions la décroissance est-elle une utopie?
A très long terme l’idée d’une décroissance matérielle est incontournable, dans la mesure où nous vivons dans un environnement physiquement limité et que les ressources de notre planète ne sont pas inépuisables. Mais la perspective d’une décroissance reste aujourd’hui extrêmement éloignée et nous sommes bien en peine d’imaginer à quoi elle ressemblera. Car il y a dans cette idée des points cruciaux qui interrogent les fondements mêmes de l’économie: comment imaginer par exemple de faire tourner une économie, de motiver les différents acteurs à investir, à immobiliser du capital, sans «récompense» à court ou moyen terme?
Ce sont des questions de fond, et nous n’avons pas le début d’une réponse. J’ajouterai que d’une certaine façon, parler exclusivement de décroissance aujourd’hui, c’est échapper au véritable problème des prochaines décennies, qui se pose dans d’autres termes: ce problème, c’est comment continuer à croître tout en maîtrisant dans la durée notre consommation de matière première et d’énergie. Toute la question de parvenir à opérer un découplage entre la croissance économique et la consommation de matières premières primaires.
C’est dans cette perspective que le recyclage prend son intérêt, en permettant d’élaborer un modèle de croissance quasi-circulaire. C’est un défi: il s’agit en quelque sorte d’aplatir une exponentielle ascendante. Dans l’absolu, la question de la «prospérité sans croissance», pour reprendre la formule de l’économiste britannique Tim Jackson, reste posée; mais l’enjeu aujourd’hui est bien d’organiser une transition vers l’économie durable, notamment en fixant des ordres de grandeur et des objectifs pour l’action, sans remettre en cause pour l’instant le seul moteur dont nous disposons pour l’équilibre économique et social: la croissance.
Sur quelles échelles de temps peut-on raisonner?
Il ne faut pas se faire d’illusion, nous parlons de long terme, et si l’on tente aujourd’hui de concevoir des politiques publiques des ressources, c’est un horizon de deux ou trois générations qu’elles doivent viser. On le voit bien avec les questions climatiques, qui sont du même ordre: quelques décennies ne suffisent pas pour inverser des tendances aussi lourdes que celles de la consommation et de l’usage des matières premières.
Un premier horizon à 2050 peut permettre de poser quelques jalons car, à cette date, on peut penser que les émergents auront achevé leur rattrapage. Mais d’ici là on ne peut imaginer que les pays développés acceptent d’entrer en décroissance pour compenser le surcroît de consommation en Asie et en Afrique. Et il serait illusoire de penser qu’une fois le rattrapage opéré, tout devient simple; car le besoin de croissance n’est pas lié à la richesse moyenne. On le sait depuis longtemps, à la fois via les statistiques et grâce aux analyses de sociologues comme Baudrillard, qui montrait dès les années 1970 que le propre de la société de consommation n’est pas de viser la satisfaction des besoins matériels.
Un changement de modèle devra avoir lieu, l’enjeu est aujourd’hui de le préparer. Mes réflexions visent à repérer les points d’inflexion, anticiper, modéliser la dynamique actuelle afin de déterminer les conditions d’une transition. Il reste ensuite à concevoir les ressorts d’une économie respectant ces conditions; ce défi est immense.
Sur quelles bases construisez-vous votre raisonnement?
Tout d’abord on ne peut éviter de prélever des ressources et d’en perdre. Mais on peut et on doit faire en sorte que le flux de ce qui tourne dans l’économie soit plus important que les flux entrants et sortants. C’est le cœur du modèle.
Il faut donc raisonner en termes de flux et de stocks. Cela n’a rien de révolutionnaire, mais il y a différentes manières de le faire et sur ce point d’importants progrès sont possibles. La description du cycle de la matière oublie très souvent la variation des flux, qui résulte de la croissance. De même, on a peu exploré jusqu’ici le rôle que joue le stock de biens en usage sur l’épuisement des ressources. Or si l’on veut infléchir la courbe des entrées et des sorties il est important de considérer tous les paramètres.
Il est également important de repérer de bons indicateurs. L’un d’eux est le temps de séjour d’une matière première dans l’économie. Reprenons l’exemple de l’acier, le matériau majeur le plus recyclé aujourd’hui: après la transformation du minerai de fer en métal, il y a un passage en usine, la transformation en une pièce automobile ou un élément de machine à laver, qui va être utilisé quelques années avant d’être rejeté en déchet par son dernier utilisateur. Pour vous donner une idée des ordres de grandeur, j’avais d’abord adopté pour l’acier un temps de séjour moyen de 17 ans dans l’économie; l’International Panel for Sustainable Resource Management de l’UNEP évalue quant à lui cette durée entre 25 et 40 ans. C’est une durée moyenne, qui marie aussi bien l’usage du métal en charpente métallique qu’en cannette de boisson.
Pour une consommation donnée d’une matière première, le recyclage réduit le besoin de puiser dans les gisements naturels, toutes choses égales par ailleurs. Il est la condition indispensable pour retarder les échéances de raréfaction des sources de matières premières tout comme les effets cumulés de leur extraction et de leur transformation sur l’environnement. Mais en situation de croissance permanente des consommations de matières, tendanciellement à taux constant par hypothèse, le recyclage se révèle en général dramatiquement insuffisant, sauf à le combiner avec deux autres facteurs pour viser, à terme, une économie en croissance “quasi-circulaire”.
Celle-ci réunirait trois conditions: une faible croissance matérielle; une faible accumulation, avec comme horizon de rejeter (dans les déchets) presque autant de matière qu’elle en consomme; et enfin un recyclage de l’essentiel des déchets non renouvelables.
Si le principe est simple, son application doit être très complexe.
Bien sûr, notamment parce qu’elle met en jeu des données multiples et de nombreux acteurs, et qu’elle traite, comme l’action contre le changement climatique, d’un problème global. On peut néanmoins opérer des modélisations, et sur ce point la recherche progresse. L’OCDE par exemple travaille depuis quelques années sur des principes de comptabilité matière qui seront une base de travail précieuse.
Il faut noter que la réflexion peut être segmentée: si l’équation est de portée générale, ses paramètres ont des valeurs différentes en fonction des matières premières considérées; et s’il est évident que les usages des différentes matières interfèrent les uns avec les autres, on peut cependant en isoler l’analyse quantitative. On a certes fini par réaliser la nature systémique de phénomènes comme la consommation de matières premières, et c’est un acquis essentiel; mais il reste qu’au plan de la dynamique des flux on peut aussi représenter ces phénomènes comme une série de problématiques disjointes, plus limitées: l’usage de l’aluminium peut se substituer à celui du fer au cours du temps, mais une tonne de fer reste une tonne de fer tout au long du cycle de la matière. En traitant la question de cette manière, on évite de céder au fatalisme que suscite parfois une trop grande complexité, car en isolant les problèmes on se donne une chance de les traiter.
Pour ma part, je travaille à repérer la façon dont les flux s’équilibrent, afin de comprendre dans quelles conditions on peut significativement décaler dans le temps la consommation de matière première primaire (celle puisée directement dans les gisements naturels). Il s’agit, en simplifiant, d’une équation à quatre inconnues: l’enjeu est de parvenir à représenter mathématiquement la relation entre la durée de ce décalage, le taux d’efficacité du recyclage (la proportion entre la matière recyclée et celle contenue dans les déchets), le taux de croissance de la consommation totale d’une matière, et le temps de séjour moyen d’un matériau donné dans l’économie (ou encore son taux d’accumulation dans l’économie, ou son taux de rejet dans les déchets).
Quels résultats obtenez-vous?
Tout d’abord une série d’ordres de grandeur. Il apparaît en premier lieu qu’au-dessus de 2% de croissance dans la consommation mondiale d’une matière première, l’effet du recyclage est insignifiant, quelle que soit l’intensité à laquelle il est pratiqué. En fait, il ne commence à être significatif qu’au-dessous de 1% de croissance annuelle de la consommation d’une matière première. Dit autrement, la croissance de la consommation totale de la matière (primaire + recyclée) apparaît d’après mon analyse comme le paramètre principal.
Ensuite, si l’on veut un impact réel, le taux d’efficacité du recyclage doit être très élevé, entre 60 et 80% ou davantage. C’est-à-dire que 60 à 80% des quantités d’une matière première présentes dans les flux de déchets doivent être recyclés dans l’économie.
Enfin, pour que le recyclage soit utile à long terme le taux d’accumulation, c’est-à-dire l’addition nette aux stocks, doit être inférieur à 20%: l’économie doit rejeter dans les déchets au moins 80% de ce qu’elle consomme de chaque matériau.
Taux de croissance de la consommation, efficacité du recyclage et taux d’accumulation (ou de rejet) sont donc trois leviers pour une meilleure gestion des matières premières non-renouvelables, qui retarderait substantiellement les échéances de consommation cumulée des ressources primaires. Ils ont pour eux d’être pratiquement indépendants les uns des autres et d’être précisément définis.
Un aspect important de ces analyses est de montrer que les approches purement environnementales de la soutenabilité de l’économie, qui se contentent généralement de décompter les ponctions et les rejets dans la nature, sont inopérantes si l’on veut mettre en œuvre des politiques efficaces. C’est un travers que l’on retrouve dans les nomenclatures de comptabilité matière, qui ont tendance à se concentrer sur les flux de matière primaire consommée, alors qu’il est indispensable de raisonner sur les flux de matière totale, qui permettent de mieux apprécier la dynamique réelle de l’économie de la matière. La croissance de l’économie ne repose pas sur la consommation de matières premières primaires, mais de matières premières totales (primaires + recyclage).
C’est ce que montre l’exemple du plomb: si l’on ne considère que l’extraction de matière première primaire, on voit les courbes baisser entre 1970 et 1995, alors qu’en réalité la consommation mondiale de plomb n’a cessé de croître. Le taux de recyclage a augmenté dans cette période jusqu’à atteindre son optimum, et une fois celui-ci atteint la consommation de matière primaire a recommencé à augmenter.
Le recyclage est essentiel, mais il faut se garder de l’illusion qu’il jouerait à lui seul un rôle déterminant dans la préservation des gisements et la réduction des impacts environnementaux des consommations primaires. Rien n’est possible si l’on n’essaie pas de ralentir la croissance des consommations de matières premières ni de maîtriser la croissance des stocks de matière en cours d’usage.
Dans l’immédiat cependant, pour maintenir de la croissance économique tout en stabilisant ces stocks, il faudrait faire tourner de plus en plus vite la machine à recycler?
Ou la faire tourner de mieux en mieux. C’est en tout cas ici que l’on peut chercher une solution compatible avec nos modèles économiques actuels, centrés sur la croissance.
Mais ne nous égarons pas: l’idée n’est pas d’inciter à produire toujours plus de déchets. Le critère significatif n’est pas la masse du flux de déchets, mais sa valeur relative à la consommation de matière. Le véritable levier reste donc l’addition nette aux stocks, et non le flux de déchets. C’est en subordonnant peu à peu la consommation de chaque nouvelle unité de matière première au démantèlement d’une autre unité de matière première, rejetée en déchet, qu’il sera possible d’affaiblir efficacement le taux d’addition aux stocks.
Est-ce possible autrement que par la contrainte?
Les normes qui pourront être édictées, sous forme de quotas par exemple, contribueront à redéfinir la façon dont on prendra le cycle de la matière. Mais cette redéfinition est d’abord un phénomène économique, qui devra être accompagné et probablement anticipé par les acteurs.
Aujourd’hui, on a tendance à focaliser les efforts sur la maîtrise du rejet de déchets, alors que l’analyse dynamique montre que l’essentiel se joue au niveau de la production de matières premières : non plus un flux sortant, mais un flux entrant. Pour le moment, dans les politiques publiques notamment, on cible les producteurs de déchets, en essayant de les inciter à modérer leurs rejets, au risque de privilégier l’accumulation de matières; et l’on cherche à favoriser le recyclage en pesant sur les alternatives offertes au traitement de ces déchets. Or, au fond, la question essentielle n’est pas quelle quantité de déchets est produite, ni quelle part des déchets est recyclée, mais quelle part des matières premières provient du recyclage. On voit ainsi émerger ce qu’on appelle l’écologie industrielle.
Peut-on imaginer, pour activer l’émergence de ces nouveaux cycles de la matière, une rémunération des producteurs de déchets?
Cela existe déjà dans le monde industriel, où les déchets de type cartons et métaux font l’objet d’un commerce. Il peut sembler plus difficile de pousser ce type de rémunération jusqu’aux ménages, mais on observe aujourd’hui en Allemagne l’émergence d’un nouveau modèle, la poubelle bleue, mise directement à la disposition des citoyens par des opérateurs privés qui se rémunèrent sur la vente des contenus.
Il existe de nombreuses façons d’activer la dynamique des flux physiques. Des politiques publiques visant cet objectif peuvent mobiliser des instruments financiers et fiscaux (incitations positives et négatives), mais aussi réglementaires… et leur mise en œuvre peut être progressive. L’exemple des quotas de carbone dans l’Union européenne montre qu’on peut raisonner d’une façon ambitieuse. Il montre notamment que les prix ne sont qu’une partie de la solution, et qu’une forme de rationnement peut avoir une efficacité. On peut théoriquement imaginer un système de certificats où, pour pouvoir consommer des matières premières, il faudrait prouver que quelque part dans l’économie quelqu’un a démantelé une quantité presque équivalente de la même matière. On maîtriserait ainsi le taux d’addition aux stocks.
Autour de cette gestion de la rareté se développeront forcément de nouveaux services, techniques ou financiers. Ils nécessiteront certainement une maîtrise innovante et ambitieuse de l’information, pour localiser efficacement la matière dans l’économie et mettre en relation les acteurs, par exemple. C’est une autre économie qui est en gestation.
Cela amène les entreprises actives sur le recyclage, comme Veolia Environnement, à se déplacer du tri des déchets vers la régénération des matières premières, et à s’intéresser à de nouveaux modèles d’affaires reposant sur la valorisation de l’information. Les lignes bougent, sans doute aussi parce que des lieux de valeur ajoutée apparaissent. Ce sont des opportunités qui apparaissent. Pour apprendre à les repérer, il faut désormais considérer l’ensemble du cycle de la matière.
[Article publié sous CC – ParisTech Review ]
Du bourrage de crâne sur la nécessité de « croître »! Pour les actionnaires de Véolia nous n’en doutons pas. Pour les peuples c’est une autre histoire.
l’année 2012 commece bien, avec un industriel qui prêche une certaine décroissance dans la croissance (bien lire l’article à fond) Ah ! les « peuples » Avanti popoli, comme disait Benito, ou « Ein volk » comme disait un autre grand décmocrate austro-allemand. ou Wladimir illitch le petit père des peuples (combien de millions de morts de son « peuple » par lui ou son gentil descendant soviético géorgien ?)
les premiers commentaires, cela part en troll sur de l’idéologique, pas bien le début d’année ;o( par contre il semble oublier l’économie de matière lors du « design » et les transports, versus local abordé légèrement via la taxe carbone.
Une piste qui n’est pas explorée dans cet entretien est celle de la décroissance démographique avec son préalable, le plafonnement de notre effectif (au niveau mondial) aux alentours de 8 milliards en 2050, comme proposé dans ce plaidoyer adressé au secrétaire général de l’ONU. Pourquoi ce sujet est-il encore si peu abordé, hormis par quelques organisations dont Démographie Responsable ?
d’ailleurs ça a très bien réussi à l’environnement en Chine la décroissance démographique… ou pas.
il est honteux de lire dans cet article : « On le voit bien avec les questions climatiques, qui sont du même ordre: quelques décennies ne suffisent pas pour inverser des tendances aussi lourdes ». Les rapports du GIEC préconisent une diminution de 20% des rejets mondiaux de GES en 2020 et de 75% en 2050 par rapport à 1990. Ceci est rappelé sur des sites comme celui du gouvernement français par exemple, difficile de faire plus officiel. Il n’est pas donc question de suffire mais de devoir. Cet article qui passe sous silence ces éléments importants est donc de la désinformation pure et dure faisant croire que nous avons encore des décennies pour remettre en cause notre modèle de consommation (et donc de croissance), ce qui est bien entendu complétement faux. L’abus d’alcool de la rédaction d’Enerzine ne peut pas tout excuser