À quelques kilomètres des côtes du Lincolnshire, une structure de verre étincelante s’étend sur 11 hectares, abritant un projet agricole qui défie les conventions. Derrière ses murs translucides, ce ne sont pas des tracteurs qui façonnent le paysage, mais des bras robotiques, des capteurs haute précision et des roues géantes pesant chacune une demi-tonne. Fruit d’un partenariat improbable entre l’inventeur des aspirateurs high-tech et une équipe d’ingénieurs, cette ferme verticale de Dyson ambitionne de redéfinir la production alimentaire dans un pays confronté à ses dépendances agricoles.
L’idée germe il y a cinq ans, lorsque James Dyson, patron de la multinationale du même nom, pose une question simple mais audacieuse : « Nous devons produire de la nourriture en Angleterre. Nous devons produire une nourriture vraiment de qualité. Nous avons donc demandé à un groupe d’ingénieurs de Dyson ce qu’ils pourraient faire pour améliorer certaines activités sur la ferme. L’une des solutions que nous avons proposées est un système de culture verticale », explique-t-il.
Convaincu que « cultiver des choses est comme produire des objets », il mobilise une équipe interne pour concevoir un système de culture vertical, optimisant espace, lumière et ressources.
Le résultat, inauguré en 2023, est un complexe agricole high-tech hébergeant 1,2 million de plants de fraises, capables de produire 1 250 tonnes de fruits par an.

Un ballet mécanique pour maximiser la photosynthèse
Au cœur du dispositif : des roues géantes de 24 mètres de long et 5,5 mètres de haut, décrites par Rob Kyle, ingénieur chez Dyson, comme « la plus grande machine que Dyson ait jamais fabriquée. 24 mètres de long, 5,5 mètres de haut. Chaque roue pèse 500 kg. Nous l’avons construite entièrement nous-mêmes ».
Ces structures circulaires, conçues intégralement par l’équipe (« Chaque câble, chaque écrou, boulon, fixation », souligne Joe Evans, autre ingénieur), supportent des rangées de plants de fraises montées en gradins. Programmées pour tourner lentement, elles assurent une exposition uniforme au soleil, évitant les zones d’ombre qui pourraient nuire à la croissance.

« Ce sur quoi nous travaillons ici avec les ingénieurs de Dyson est un système de culture totalement différent, permettant d’obtenir une densité de fruits bien plus élevée dans un environnement couvert. En utilisant ce système, nous pouvons déplacer les plantes et nous assurer que chaque plante reçoive le maximum d’énergie naturelle provenant du soleil, utilisant ainsi le moins d’énergie possible, en complétant avec des lumières LED », explique Daniel Cross, directeur de Dyson Farming.
Pour compléter l’apport solaire, des capteurs surveillent en temps réel les besoins des plantes. Parmi eux, un système maison intégrant un capteur de CO2, d’humidité et de température, ainsi qu’un capteur PAR (Photosynthetically Active Radiation) d’Apogee, mesurant les longueurs d’onde absorbées par les feuilles.
« Voici l’un de nos propres packs de capteurs Dyson. Nous disposons d’un capteur de CO2 très précis, mesurant l’humidité relative et la température. En haut, il y a le capteur PAR Apogee. Celui-ci détecte uniquement les longueurs d’onde auxquelles la plante de fraise est sensible. Nous savons alors combien de lumière artificielle nous devons ajouter », détaille Rob Kyle.

Une guerre sans pesticides menée par des robots
Dans cette serre futuriste, les méthodes chimiques classiques sont remplacées par une armée de robots. Des engins autonomes émettant des UV balayent les allées pour éliminer les champignons, tandis qu’un distributeur robotisé libère des insectes prédateurs — des coccinelles, notamment — pour combattre les pucerons.
« Beaucoup de sang, de sueur et de larmes ont été investis dans cette machine ces deux dernières années. C’est comme avoir un enfant, chaque boulon a une relation particulière avec moi. Nous importons toutes nos fraises en Angleterre, sauf pendant la haute saison estivale », affirme fièrement Ben Carless, ingénieur en charge du système d’irrigation. Ce dernier a conçu un système d’alimentation qui monte jusqu’au collecteur central, répartissant l’eau vers les gouttières. Une fois utilisée, l’eau est récupérée par un tuyau noir agissant comme un collecteur dynamique.
« Lorsque l’eau touche la rampe, elle se vide en tournant et tombe dans la station de collecte, d’où elle est ensuite pompée », précise-t-il.
La récolte, quant à elle, est confiée à seize bras mécaniques capables de cueillir 200 000 fraises par mois. Dotés de caméras et de ventouses souples, ces robots identifient les fruits mûrs et les détachent sans les abîmer. Une prouesse technique, mais aussi économique : selon Dyson, « nous obtenons un gain de 2,5 fois la production des serres ».
Un modèle durable… et controversé
Le site est alimenté par un digesteur anaérobie utilisant les gaz provenant du grain pour tourner des turbines. La chaleur excédentaire réchauffe la serre, tandis que le digestat, sous-produit de la fermentation, est réutilisé comme engrais organique. « Ce que j’ai fait, c’est construire deux immenses serres, grâce auxquelles nous pouvons produire les fraises les plus savoureuses imaginable toute l’année », affirme James Dyson. Pourtant, si cette approche séduit par son ingéniosité, elle suscite aussi des interrogations. Comment concilier cette agriculture hautement technologique avec les pratiques locales ? Et à quel prix cette autonomie alimentaire se fera-t-elle, en termes d’investissements et de main-d’œuvre ?
James Dyson reste confiant : « Ce système de culture verticale permettra aux agriculteurs de produire la meilleure nourriture possible, en Angleterre, et rendra la Grande-Bretagne plus autonome dans sa production alimentaire. Nous possédons des terres magnifiques et devons apprendre à les exploiter autrement. »

Ses fraises, déjà disponibles chez Marks & Spencer et dans des magasins locaux, semblent en tout cas avoir convaincu les premiers consommateurs. Reste à voir si ce modèle pourra être dupliqué à grande échelle, dans un pays où les surfaces agricoles se rétrécissent et où la sécurité alimentaire reste une priorité.
Entre utopie et réalisme, un pari sur l’avenir
Derrière ce projet se profile une vision : celle d’une agriculture libérée des contraintes climatiques, rationalisée comme une chaîne de montage. Si certains y voient une révolution, d’autres y dénoncent une déshumanisation accrue. Ce qui est certain, c’est que Dyson a réussi à attirer l’attention sur un secteur en mutation, en alliant innovation technologique et impératifs écologiques.
« Ce n’est qu’un début », prévient Ben Carless, en ajustant un boulon de la roue géante. Un geste anodin, mais symbolique : dans ce laboratoire agricole, chaque détail compte pour nourrir un futur incertain.