Agriculture

Une révolution déterminante a été l’agriculture. La maîtrise des techniques agricoles a permis une augmentation spectaculaire de la population humaine, et, par suite, de leur concentration dans des bourgades, qui ont ensuite grossi et donné des cités, avec le sens politique du mot. Voilà un raccourci bien téméraire, mais utile pour comprendre l’intérêt de ces ruptures, fondées sur l’apparition d’une technique et qui change profondément la dynamique des sociétés. Bien d’autres avancées ont permis de nouvelles ruptures, comme la maîtrise du feu, la découverte de la roue, les différentes techniques sidérurgiques du bronze au fer, et plus tard, la révolution industrielle. C’est en fait un dialogue permanent entre la société et la technique qui détermine le progrès, et Thierry Gaudin nous a montré depuis longtemps (1) que certaines innovations n’ont pas eu le succès que l’on aurait imaginé simplement parce que la société ne les attendait pas, qu’elle ne savait pas quoi en faire.

Revenons à l’agriculture. La production naturelle tout venant, sans la main de l’Homme, est foisonnante, mais il est bien difficile d’y prélever ce dont nous avons besoin. Cueillette, chasse et pêche n’offrent que peu de ressources disponibles. L’idée de spécialiser un terrain est une réponse. Une seule plante sur ce terrain, facile à valoriser, et qui pourra tirer le maximum de lumière, d’eau, de ressources de la terre, voilà une bonne idée. La production en termes de biomasse, de matière sèche à l’hectare, est sans doute bien plus faible que celle produite par l’exubérance et la multiplicité des espèces, mais là, au moins, il est facile de l’exploiter, et il n’y a pas de surprise. Moins de production globale, mais une production ciblée, que l’on tente de pousser au maximum par de bonnes techniques. Un appauvrissement bien exploité vaut mieux qu’une richesse inexploitable. Et voici l’humanité partie sur le chemin de la spécialisation, et de sa suite logique, la sélection des variétés les plus productives. L’étape suivante, après la sélection, a été de confectionner soi-même des variétés par croisement, hybridation, en cherchant à combiner un ensemble de qualités sur un même individu. Aujourd’hui, on a dépassé les techniques traditionnelles de la génétique, laissant loin derrière nous les moines bien méritants dans la lignée, si l’on peut dire, de Gregor Mendel, pour confier notre avenir à des chercheurs en génie génétique. Vous allez voir, on va faire des miracles pour obtenir des variétés qui ont encore plus de qualités que vous pouvez imaginer, à la fois productives, sobres, robustes, bien armées contre les ravageurs et gouteuses de surcroit. Un vrai miracle. Et pour que ces plantes (et pourquoi pas aussi des animaux ?) ne prolifèrent pas sauvagement, elles seront stériles. Il faudra juste passer chez le marchand de semences.

Laissons là la question des OGM, pour s’interroger sur le choix premier de la spécialisation. C’était probablement le seul possible, en ces temps anciens, mais est-ce toujours le cas ? L’appauvrissement qu’il entraîne est-il une fatalité ? Une autre voie de progrès aurait pu être la maîtrise de la diversité, plutôt que son rejet. La diversité est d’ailleurs restée présente de mille manières. Elle résiste, on la retrouve dans des associations de cultures, des rotations, des combinaisons comme le couple célèbre pêche-vigne et les vaches sous les pommiers. Le bocage est un butte témoin de la diversité, une diversité artificielle mais bien réelle par la nature des produits qui y étaient récoltés. Assolements et vaine pâture sont d’autres exemples de combinaisons de productions, de tentatives de tirer plusieurs bénéfices de la même terre, sans oublier bien sûr les abeilles. Aujourd’hui, on cherche à produire de l’énergie avec des céréales ou des betteraves. Toujours une seule plante, pour la première génération des carburants ainsi obtenus. Mais la génération suivante sera plus éclectique, elle ramassera tout ce qui lui tombe sous la main, ce qui promet des rendements bien plus intéressants que ceux que l’on obtient aujourd’hui. La spécialisation est utile, elle permet de comprendre des mécanismes élémentaires, mais elle est par nature appauvrissante. Dans la recherche des innovations nécessaires pour accueillir dignement 9 milliards d’humains, il va falloir abandonner d’anciens modes de pensée, et aller délibérément vers les techniques potentiellement les plus productives. La fameuse phrase Dans le cochon tout est bon devient ainsi la ligne directrice du développement durable. Il s’agit de donner la priorité à la productivité globale, tout compris, et ensuite d’apprendre à en tirer le meilleur usage. La spécialisation produit par nature des déchets, tout ce qui ne passe pas au crible ou au tamis préétabli. Une ressource devient ainsi un déchet sans avoir préalablement suivi la boucle (2)où elle dégage progressivement tout son potentiel au service de l’homme. Quel gâchis ! Et ce n’est pas que dans l’agriculture. La spécialisation entraîne le rejet de tout ce qui ne rentre pas dans le cadre. Le potentiel humain est touché, ce qui provoque de l’exclusion. Les processus industriels aussi, malgré les bourses de déchets créées pour lutter contre cette perte, et la perspective des parcs éco-industriels qui tentent de reconstituer pour l’industrie une diversité comparable à ce que l’on trouve dans la nature, avec des combinaisons d’activités interdépendantes mais se renforçant mutuellement. On retrouve le principe d’intensité (3), de cumul des usages et des services rendus par une même ressource, par un même territoire, une même maison.

Pour bénéficier de l’abondance (4) des ressources que la planète nous prodigue, grâce aux apports généreux du soleil, l’agriculture comme toutes les activités humaines doivent jouer la carte de la complémentarité (5), de la complexité. C’est certainement plus rigolo que de fabriquer toujours un seul et unique produit, en se battant pour le vendre le plus cher possible, le plus longtemps possible !

[1] Avec l’Ecoute des silences, 1978, édition 10 18, et les nombreux ouvrages qui ont suivi,
http://2100.org
[2] Boucle, chronique du 17/03/2006 et n°6 dans Coup de shampoing sur le développement durable, www.ibispress.com
[3] Intensité, chronique du 08/05/2007
[4] Abondance, chronique du 19/03/2007
[5] Voir la chronique Complément, du 22/08/2006 et n°16 dans Coup de shampoing

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Dominique Bidou

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