À l’aube du 6 août 1945, un Boeing B-29 argenté, baptisé Enola Gay, s’élance de la base de Tinian dans le silence des Mariannes. Quelques heures plus tard, son chargement, une bombe à uranium surnommée Little Boy, pulvérise la ville d’Hiroshima au Japon et bouleverse à jamais le cours de l’Histoire. Derrière l’éclat aveuglant de l’explosion, une opération militaire d’une précision inédite vient de se jouer : fruit du secret absolu, de la pression politique et de la course scientifique qui ont jalonné les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale. Retour sur une mission dont chaque détail révèle la face sombre du progrès technique.
Dès la fin 1944, l’US Army Air Forces constitue le 509th Composite Group, une unité constituée sur mesure pour mener à bien l’option nucléaire décidé par le gouvernement américain du Président Harry S. Truman. Le colonel Paul Tibbets, pilote chevronné de trente ans, en prend la tête. L’avion qu’il sélectionne personnellement sur la ligne d’assemblage de la Glenn L. Martin Company reçoit, au dernier moment, le prénom de sa mère : Enola Gay. Ses douze membres d’équipage sont recrutés pour leur sang-froid, puis soumis à des contrôles du FBI et à un entraînement intensif dans le désert de l’Utah, loin des regards indiscrets.
Une logistique millimétrée
La bombe, elle-même assemblée en pièces détachées, voyage par l’USS Indianapolis jusqu’à Tinian. Sur place, des techniciens et des physiciens du Project Alberta adaptent la soute du B-29 : des portes pneumatiques, des fixations britanniques et un retrait de blindages inutiles pour gagner de la masse. Dans la nuit du 5 août, le capitaine William Sterling Parsons arme Little Boy en vol afin de réduire les risques au décollage. Un mince fil électrique devient alors la dernière barrière entre la cargaison et l’irrémédiable.

6 h 15 – 8 h 15 : un aller simple vers l’apocalypse
Les trois appareils de la mission [ Enola Gay, The Great Artiste (instrumentation) et Necessary Evil (photographie) ] convergent au-dessus d’Iwo Jima avant de mettre le cap sur Honshu. Le ciel d’Hiroshima s’offre étonnamment dégagé. À 8 h 15 min 17 s, Little Boy glisse hors de la soute. Quarante-trois secondes plus tard, l’onde de choc équivalant à 16 kilotonnes de TNT dévaste 69% des bâtiments et tue instantanément quelque 70 000 personnes. Les équipages, eux, observent en silence l’énorme nuage en forme de champignon pendant que les radars japonais, trompés par le faible nombre d’avions, viennent tout juste de lever l’alerte.


Le secret, pilier de la dissuasion naissante
Si la puissance de l’explosion frappe les esprits, le volet « secret » de l’opération n’en est pas moins déterminant. Pour masquer l’identité du B-29, les mécaniciens remplacent in extremis son marquage de queue par celui du 6th Bombardment Group ; les codes radio eux-mêmes ignorent le mot « atomique ». Jusqu’au bout, l’état-major craint un fiasco logistique ou la capture d’un équipage révélant prématurément l’arme nouvelle. Cette culture du secret donnera plus tard naissance, à Los Alamos comme au Pentagone, au concept moderne de « compartimentation », compartimenter l’information pour limiter les fuites.

L’héritage et les controverses
Au retour sur l’île de Tinian, Tibbets est décoré sur le tarmac même où les photographes immortalisent l’instant. Pourtant, dès le 7 août, le débat moral enfle, d’Albert Camus dans Combat aux premiers témoignages de survivants nippons. Certains historiens voient dans Hiroshima l’acte fondateur de la dissuasion nucléaire ; d’autres y lisent la démonstration d’une violence industrielle dans « le dernier degré de sauvagerie ». Quatre-vingts ans plus tard, le fuselage poli d’Enola Gay, exposé à Washington, continue d’interroger la frontière mouvante entre victoire militaire et tragédie humaine.

La mission du 6 août 1945 fut bien plus qu’un vol historique : elle scella l’entrée de l’humanité dans l’ère atomique et installa la bombe au cœur des relations internationales. Si le silence radio de Tinian est rompu depuis longtemps, l’écho politique et moral de ces 12 heures de vol résonne encore. Alors que la prolifération nucléaire demeure une menace, l’histoire d’Enola Gay rappelle qu’une technologie, si avancée soit-elle, reste indissociable des choix, et des secrets, des hommes qui la brandissent.
Source : Wikipedia / airandspace.si.edu