Marie Ferru, Université de Poitiers
Industrie, réindustrialisation, désindustrialisation… ces mots sont au cœur de bien des débats. Mais de quoi parle-t-on précisément ? De la réponse à cette question dépend notamment l’impact des politiques sur les territoires.
Le développement des territoires repose encore fortement sur l’industrie malgré le processus de désindustrialisation à l’œuvre depuis les années 1990. Précisons tout d’abord que l’industrie renvoie, selon l’Insee, « aux activités économiques qui combinent des facteurs de production pour produire des biens matériels destinés au marché ». Cette délimitation statistique correspond à l’industrie manufacturière et peut apparaître restrictive, puisque l’industrie pourrait aussi intégrer les industries extractives, la production et la distribution d’électricité, de gaz, d’eau, l’assainissement et la gestion des déchets…
À l’échelle européenne, on observe sur la période récente une reprise de la production industrielle (rebond de 8,2 % en 2021 et de 1,6 % en 2022, selon les données Eurostat, que l’on envisage sous le terme de « réindustrialisation » pour rendre compte de cette hausse du poids relatif de l’industrie dans les richesses créées d’un territoire.
La réindustrialisation est donc le processus inverse de la désindustrialisation, mais la réindustrialisation n’est pas synonyme de relocalisation.
D’inquiétantes difficultés d’approvisionnement
En France, l’industrie représentait en 2022 17 % du PIB (Statistica, 2022). Le poids relatif de l’industrie est en croissance, après un processus de désindustrialisation débuté depuis les années 1990 en raison de plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci, citons l’augmentation de la concurrence internationale et de la productivité, l’externalisation forte de certaines activités considérées comme non stratégiques et des politiques davantage centrées sur la compétitivité des territoires que sur l’industrie.
Associés à des crises économiques, on aboutit ainsi en France à un niveau tellement bas de l’industrie qu’apparaissent des difficultés d’approvisionnement pour certains produits industriels stratégiques (bois, semi-conducteurs, matières premières à destination du secteur de la construction), révélées lors de la pandémie du Covid-19. Face à cette situation, le gouvernement français a souhaité dès 2019 à « rattraper le retard industriel français », au travers du dispositif « territoire d’industrie », et plus encore depuis la Covid-19, en rapatriant certaines activités grâce au plan France 2030.
Inégalités territoriales
Ces chiffres relatifs à la réindustrialisation cachent des disparités infranationales. En effet, toutes les communes ne voient pas l’industrie augmenter. Ainsi, au-delà de ces chiffres, il convient de comprendre quels sont les territoires qui pourront tirer avantage de cette réindustrialisation, pourquoi et comment.
La géographie industrielle de la France est marquée par des effets géographiques globaux assez bien connus et des effets géographiques locaux. Parmi les premiers, on observe tout d’abord des effets de localisation : la carte met en évidence l’existence d’une « diagonale du vide » ou d’un « axe Le Havre-Marseille », coupant la France en deux groupes de territoires aux dynamiques inverses (cf. le déclin industriel continu pour le Nord-Est). On retrouve également un effet de localisation avantageux lié à la proximité des frontières (cf. Rhône-Alpes ou l’Alsace, globalement dynamiques) ou du littoral. Des effets sectoriels montrent, par ailleurs, la fragilité des territoires positionnés sur des secteurs traditionnels en déclin (cf. la Lorraine) contrairement à d’autres, centrés sur des secteurs protégés et/ou dynamiques (cf. Cherbourg).
Des usines à la campagne
À un niveau plus fin, on observe des effets géographiques liés au type d’espace. Des travaux révèlent ces dernières années l’importance des usines à la campagne : l’industrie n’est pas l’apanage des grandes villes. 27 % des emplois industriels sont dans le rural, et les territoires ruraux comptent en moyenne 16,5 % de leur emploi dans l’industrie (Insee, 2021). Ces derniers résistent mieux que les métropoles aux crises et à la désindustrialisation.
Notons toutefois que le territoire rural est pluriel et qu’il n’est donc pas gage de réindustrialisation. En effet, au-delà des statistiques et des cartes, des monographies de territoire ont mis en évidence la présence d’effets locaux, liés à la présence de ressources historiques avantageuses pour l’industrie tels que des savoir-faire, des infrastructures et par suite une plus forte acceptabilité industrielle. Certains territoires, les villes petites et moyennes (VPM) et les territoires ruraux notamment, disposent d’une ressource actuellement avantageuse, un foncier de qualité et à bas coût qui représente un véritable avantage concurrentiel aujourd’hui pour l’implantation d’une activité industrielle face à la loi Climat et résilience du 22 août 2021 et son objectif de zéro artificialisation nette (ZAN).
Gérer la réindustrialisation
Ils disposent également d’une proximité physique entre acteurs et favorisent la connaissance mutuelle, ce qui peut se révéler crucial pour le développement de projets industriels. Ces ressources avantageuses expliquent la persistance et le renouvellement plus aisé de l’industrie sur certains territoires comme le bassin de Lacq dans les Pyrénées-Atlantiques, le Châtelleraudais en Nouvelle-Aquitaine ou encore le bocage bressuirais en Vendée.
Ce processus de réindustrialisation est une opportunité pour certains territoires, la possibilité pour les VPM et les territoires ruraux de retrouver une place de premier ordre dans le développement territorial grâce à leurs avantages spécifiques. Mais si tel est le cas, un défi majeur pour ces territoires concernera aussi la gestion de cette réindustrialisation, la recherche d’un équilibre entre développement économique et environnemental, entre la mise à disposition de ressources territoriales et les bénéfices issus de la restructuration économique (emplois, augmentation des revenus de la population, impôts, attractivité) pour éviter l’accroissement des inégalités sociales.
Repenser la dichotomie « industrie/services »
Cette réindustrialisation invite à repenser la dichotomie entre l’industrie et les services, les contours entre ces deux catégories devenant plus flous. Les services s’industrialisent et occupent une place plus importante dans la production manufacturière (avec l’externalisation des services de l’industrie, notamment) tandis que l’industrie se « tertiarise » en proposant des services liés aux produits (à l’instar du modèle de l’économie de la fonctionnalité).
L’industrie et les services convergent donc, tant par les méthodes de production et les métiers mobilisés que par les produits finaux. Ces dernières années, plusieurs chercheurs ont développé des notions pour le montrer, telle que la notion d’« économie industrielle de service », société hyper-industrielle, proposée par Pierre Veltz, ou telle que développée par François Bost ou encore la notion de « tertiaire industriel » abordée par Bernadette Mérenne-Schoumaker. La frontière entre industrie et services devient plus poreuse encore au regard des nouvelles activités de l’énergie.
Ainsi, ce qui semble compter aujourd’hui, c’est davantage la chaîne de valeur dans son intégralité qu’une activité en tant que telle ; la construction d’un véritable écosystème productif local tenant compte de l’interdépendance des dimensions économiques, sociales et environnementales des activités devient essentielle.
Un nouveau modèle d’innovation
Pour permettre le développement de l’industrie, le programme France 2030 cherche à stimuler l’émergence de projets novateurs en se fondant principalement sur le modèle de la « gigafactory », ces gigantesques usines souvent basées sur des technologies avancées et permettant de produire à très grande échelle.
Suivant certains chercheurs, tel que Pierre Veltz, le futur de l’industrie se trouve dans un modèle alternatif intégrant les contraintes actuelles de transition. L’industrie doit rompre avec l’accumulation des performances, aller au-delà du verdissement de la production et d’innovations technologiques toujours plus efficaces pour répondre à l’urgence écologique, au creusement des inégalités territoriales et aux défis sociaux pressants. https://www.youtube.com/embed/9UvwLP0pdIE?wmode=transparent&start=0 France 24, 2025.
Dans ce contexte, la réindustrialisation nécessite une véritable bifurcation de l’industrie, basée sur un nouveau modèle d’innovation. L’innovation ne peut se réduire au low tech ou à la deep tech ou même au verdissement de pratiques, elle doit s’appuyer sur interdépendance des modèles d’innovation, plus que sur l’addition des innovations sociales et technologiques.
Un projet exemplaire
Le projet Plaxtil, développé dans la région de Châtellerault (Nouvelle-Aquitaine), ville moyenne historiquement industrielle, donne une illustration de ce modèle d’innovations « interdépendantes ». Ce projet répond à un problème sociétal (non résolu jusqu’alors) de gestion locale de déchets textiles. Grâce à de la recherche-développement, l’entreprise crée un nouveau matériau écologique par l’incorporation de déchets textiles dans le plastique. Le développement du projet repose ainsi sur la création complète d’une nouvelle filière aux chaînes de valeur élargies, en s’appuyant sur des partenaires variés, locaux et non locaux.
Plus précisément, Plaxtil s’est développé à partir de deux collaborations locales relevant des mondes de l’économie sociale et solidaire (ESS) et de l’écologie : une structure d’insertion pour la collecte et le tri du textile et un formulateur de bioplastique pour la fabrication de la matière, tous les deux rencontrés par le biais de dispositifs de médiation locaux.
Plaxtil a ensuite créé sa propre structure d’insertion pour la préparation du textile et s’est rapproché d’outilleurs locaux pour l’industrialisation du process de production en s’appuyant sur les relations professionnelles antérieures d’un des dirigeants. Ils développent avec leurs clients un véritable partenariat : ces derniers récupèrent les déchets textiles et les envoient à l’entreprise qui en fait des cintres et autres fournitures en bioplastique sur mesure pour leurs magasins. En hybridant différents modèles d’innovation et les mondes qui y sont associés, ce projet a permis la création d’une dizaine d’emplois locaux et une soixantaine à l’extérieur.
Marie Ferru, Professeure des universités en géographie, Université de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.