Existe-t-il dans le monde aujourd’hui un mix énergétique idéal?
Alain Grandjean (Associé Carbone 4) – Aucun mix énergétique au monde ne prend suffisamment en compte les problématiques climatiques. De ce fait, aucun n’est idéal. Principal coupable : notre forte dépendance aux énergies fossiles. Plus de 80% de notre énergie en provient. Or ces ressources présentent deux grands défauts. D’une part, elles émettent une grande quantité de CO2 lors de leur combustion, ce qui constitue l’une des principales causes du réchauffement climatique. D’autre part, leur quantité n’est pas infinie. Avec bientôt neuf milliards d’individus sur terre, il risque d’y avoir un sérieux problème. La raréfaction du pétrole a d’ores et déjà une conséquence majeure : l’augmentation de son prix et un impact économique et social considérable sur les familles les plus pauvres. Et nous n’en sommes qu’au début. Demain, ce sera le tour du gaz, puis du charbon. L’ensemble de ces considérations doit nous inciter à faire évoluer le mix énergétique actuel.
Certains pays, cependant, sont moins dépendants que d’autres des énergies fossiles. Peuvent-ils être pris comme modèle?
Des pays comme la France ou la Suède disposent, il est vrai, de centrales hydrauliques et de centrales nucléaires pour leur production d’électricité. Ils sont donc dans une moindre dépendance des ressources fossiles. Mais l’électricité ne représente aujourd’hui, dans les pays développés, qu’un peu plus d’un cinquième de la consommation d’énergie totale et ces pays ont toujours besoin de pétrole pour les transports et de gaz pour produire les engrais. Par ailleurs, la pétrochimie qui est utilisée par un grand nombre d’industries (matières plastiques, fibres synthétiques, polyester, nylon, médicaments, cosmétiques) est à base de pétrole.
Pourquoi utilise-t-on aujourd’hui autant le pétrole?
L’avantage du pétrole est qu’il présente une densité énergétique élevée. Il est donc très facile d’usage pour le transport de personnes et de marchandises. Sans parler du transport aérien pour lequel il est encore indispensable. En revanche, son utilisation pour le chauffage des bâtiments est un choix aberrant. Il existe bien d’autres solutions comme le gaz, l’électricité, le bois et les énergies renouvelables etc. Il est grand temps aujourd’hui de songer à substituer le pétrole dès lors qu’on en a la possibilité. L’une des priorités est d’apprendre à s’en passer afin de se préparer à la diminution des stocks. Le prix du baril ne cesse de croître. En 2008, il a grimpé jusqu’à 148 dollars. Aujourd’hui, malgré l’arrivée des hydrocarbures non conventionnels il reste supérieur à 100 dollars! Et il ne baissera pas de façon significative, pour une raison très simple : la disponibilité des ressources dépend directement des prix. Certains gisements exploités aujourd’hui ne seraient pas rentables avec un prix de marché de moins de 70 dollars le baril…
Par ailleurs, nous ne sommes pas à l’abri de chocs géopolitiques susceptibles de créer de fortes tensions sur l’approvisionnement. Les pays non-producteurs doivent d’autant plus s’en préoccuper, qu’ils ne feront pas partie des bénéficiaires de la dernière goutte de pétrole : les pays producteurs la garderont pour leur propre consommation.
Est-ce pour cette raison que l’on assiste à un recours croissant au charbon? Quels en sont les avantages et les inconvénients?
Encore abondant, le charbon demeure une ressource peu chère à produire. Le recours au charbon s’explique aussi par la baisse de son prix sur le marché mondial, conséquence en particulier de l’explosion de la production de gaz de schistes aux Etats-Unis qui rend disponible pour l’exportation des quantités importantes de charbon. De plus, sa présence est mondialement assez bien répartie.
Certes 60 % des réserves mondiales sont situés dans quatre pays seulement (Chine, États-Unis, Inde, Russie) qui ne représentent ensemble que 27% de la superficie des terres émergées et n’abritent que 40 % de la population mondiale), mais on en trouve dans presque tous les pays en plus ou moins grande quantité. Enfin, son impact négatif sur l’environnement n’est pas encore pris en compte dans les calculs économiques. Tout cela contribue à expliquer le recours croissant au charbon, principalement dans la production électrique où le pétrole tient un rôle marginal. Cependant, dès lors que la lutte contre le changement climatique deviendra une réelle priorité au niveau mondial, il faudra bien réduire, aussi, notre recours au charbon.
Quels sont les différents modèles de mix énergétique dans le monde, leurs avantages et leurs inconvénients?
Les choix de mix sont liés au niveau de développement des pays. Ainsi, au sein des pays émergents ou développés, le recours au pétrole reste ultra majoritaire dans le domaine du transport (à l’exception du Brésil qui utilise davantage de biocarburant grâce à la canne à sucre).
En revanche, pour la production d’électricité, chaque pays opte pour un mix singulier en fonction des ressources accessibles sur son territoire et suivant le coût relatif des énergies importées. La faiblesse relative du coût du charbon pousse certains à l’utiliser, même s’il n’est pas produit localement. Le charbon assure en moyenne 40 % de la production mondiale d’électricité, mais cette proportion atteint 70 % en Inde et 80 % en Chine. Il prédomine aussi dans des pays comme la Pologne, les États-Unis ou l’Australie.
Dans d’autres pays, comme la Norvège, le Brésil, le Venezuela ou le Canada, l’hydraulique est très développé. En France, en Suède, en Belgique et en Ukraine, le nucléaire prédomine pour la production d’électricité. Ailleurs, la plupart du temps, le mix est très diversifié (charbon, gaz, hydraulique, nucléaire).
En ce qui concerne les pays les plus pauvres, ceux-ci ont encore un recours important au bois comme source de chauffage et de cuisson, ce qui contribue à la déforestation, nuisible au plan biologique comme au plan climatique. Mais leur consommation est inférieure aux pays développés. Si en Europe nous consommons en moyenne quatre tonnes d’énergie équivalent pétrole (TEP) d’énergie primaire par personne (contre huit tonnes aux Etats-Unis), les pays les moins développés se situent sous la barre d’une TEP.
Quant aux nouvelles énergies (biomasse, éolien, solaire, géothermie, et énergie marine), elles commencent à sortir de la marginalité. Les énergies renouvelables présentent plusieurs avantages décisifs sur la durée : un faible coût d’exploitation (le vent, le soleil nous sont offerts par la nature), une empreinte carbone limitée et de faibles risques industriels. En revanche, elles restent lourdes en termes d’investissement et, pour l’éolien et le photovoltaïque, ne peuvent assurer une continuité d’approvisionnement sur le réseau électrique.
Pourquoi les Etats tardent-ils à faire évoluer leur mix énergétique? Est-ce si compliqué politiquement? Économiquement?
Pour de nombreux Etats, il est très compliqué politiquement de pénaliser l’usage du pétrole, synonyme de mobilité et de liberté. Taxer le pétrole, mettre des normes et des règlements qui en réduiraient la consommation, reste très difficile.
Les subventions au pétrole sont encore très importantes (de l’ordre de 200 milliards de dollars dans le monde par an selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie). Elles sont particulièrement élevées dans les pays producteurs. Même en France, nous avons pu constater la difficulté à faire émerger une taxe carbone, pourtant nécessaire pour réduire l’usage des énergies fossiles. En ce qui concerne l’utilisation du charbon dans la production d’électricité, ce choix peut sembler avantageux en raison de la faiblesse de son coût. Ainsi, réduire son poids, c’est augmenter à court terme le prix de l’électricité. Une option difficile à défendre au plan politique, même si elle est indispensable à terme. Dans certains pays producteurs comme la Pologne, cette réduction est encore plus complexe. Le charbon y est, de surcroît, un gage d’indépendance nationale et représente des milliers d’emplois.
La marge de manœuvre est donc étroite. Comment, malgré tout, faire évoluer les mix énergétiques?
Il faut d’abord convaincre les populations de l’impact négatif des options actuelles sur le climat et l’environnement. En Chine, par exemple, où les habitants souffrent physiquement de la pollution, l’opinion est sensibilisée et le gouvernement s’active à remplacer ses centrales au charbon les plus polluantes. Cela a permis aux autorités d’inscrire dans le dernier plan quinquennal chinois des objectifs de décarbonisation ambitieux et inédits. Aux Etats-Unis, les problèmes de cyclones et de gelées permettent d’ores et déjà de faire avancer le débat public. En France, les évolutions sont plus difficiles car nous avons un pays encore « protégé des dieux » en matière climatique. Mais le dernier rapport du GIEC indique bien que l’élévation de la température terrestre relevée depuis le milieu du XXe siècle est bien le fait de l’accumulation des gaz à effet de serre d’origine humaine. D’ici à 2050, un été sur deux sera caniculaire. Cela se traduira par de lourdes pertes de productivité pour l’agriculture. Même la France va devoir continuer à agir. Elle a d’ailleurs pris un engagement de réduction de ses émissions par un facteur 4 à horizon 2050 par rapport à 1990, dans une loi d’orientation de la politique énergétique. La condition sine qua non est que ces changements soient perçus positivement par la population.
L’échelon national est-il le bon étalon pour raisonner sur les mix énergétiques?
Il est vrai que, selon les pays, les ressources disponibles, les choix opérés dans le passé et la sensibilité des populations nationales, les mix sont différents. De plus, l’énergie est un bien particulier et la notion d’indépendance est névralgique pour les Etats. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’idée de créer un mix énergétique idéal identique pour chaque pays européen est irréaliste.
De même, penser appliquer les recettes américaines pour le gaz de schiste, en France, est absurde. On ne peut guère raisonner de la même façon en Arkansas et dans le Lubéron. Le nombre d’habitants au kilomètre carré y est sensiblement différent. Les activités au sol également. En France, nous disposons de nombreuses activités « de surface » comme le tourisme et l’agriculture qui subiraient des pertes importantes en cas d’exploitation intensive du gaz de schiste (à supposer qu’on en trouve qui soit exploitable de manière rentable, ce qui n’est pas prouvé).
Concernant l’électricité, la France fait partie d’une plaque européenne qui doit stabiliser en permanence la fréquence du courant (à 50 Hz). Il est donc absolument nécessaire que les gestionnaires de réseaux et les autorités de régulation se coordonnent, ce qui se fait de mieux en mieux. Afin d’éviter les risques de rupture, le poids relatif des énergies renouvelables doit croître de manière progressive et cohérente. Mais surtout il faut revoir en profondeur l’organisation européenne du marché de l’électricité et des dispositifs qui interagissent avec lui.
Plus généralement, les pays européens ont évidemment en commun une faiblesse stratégique : leur forte dépendance au gaz, au pétrole importés, et, bientôt, au charbon. Ils ont donc intérêt à faire front commun face à ce défi, qui peut les conduire vers les plus grandes difficultés, tant notre développement et notre confort dépend de l’énergie. La priorité absolue commune à tous les pays européens est de réduire cette dépendance, en commençant par baisser leur consommation d’énergie.
Les pays européens, qui sont en pointe sur la question, se sont donnés des objectifs ambitieux pour réduire la part des énergies fossiles de plusieurs dizaines de points en deux décennies. Est-ce réaliste?
Avant de faire évoluer le mix, il faut penser aux moyens de réduire massivement notre consommation d’énergie. Mais où sont les marges de manœuvre ? Il faut notamment réaliser des efforts dans le bâtiment, qui représente 40% de la consommation finale et 25% des émissions de gaz à effet de serre. Cela suppose de lancer une politique de rénovation ambitieuse des bâtiments tertiaires et des logements via des incitations fiscales et des mécanismes d’aide au financement. Il faut également travailler sur l’efficacité énergétique dans le transport de marchandises et des personnes ainsi que dans l’industrie et l’équipement des ménages. Enfin, il faut accélérer la sortie de voitures légères et sobres (deux litres aux cent ou moins).
Prenons l’exemple de la France. Même si la part du nucléaire dans la production électrique contribue à une moindre dépendance envers les énergies fossiles, 70% de l’énergie finale consommée reste issue de pétrole et de gaz. Il y a, par exemple, encore trois millions de logements chauffés au pétrole, dont une partie est occupée par des familles en situation de précarité énergétique. Il est possible et souhaitable de faire basculer ce mode de chauffage vers des pompes à chaleur (ou d’autres solutions de chaleur renouvelable) tout en isolant ces logements. Il faut aussi accélérer le passage des camions à la motorisation gaz et favoriser le report modal vers le ferroviaire lorsque c’est envisageable.
Certains pays ont beaucoup investi dans le nucléaire. Faut-il continuer?
L’exemple de la France, là encore, permet de se faire une idée des enjeux. Nous sommes à la veille d’investissements lourds dans nos centrales qui auront en 2025 presque toutes plus de quarante ans, leur durée de vie prévue initialement. D’importantes décisions sont à l’ordre du jour. Faut-il prolonger toutes les centrales ? Le président Hollande s’est engagé à réduire la part du nucléaire dans la production électrique de 75% à 50% en 2025, mais diversifier les sources de production électrique en passant par les énergies renouvelables n’est pas si simple à cet horizon, même si leur coût tend à diminuer. D’autre part, le nucléaire est une technologie de haut niveau qui nécessite un personnel très qualifié. Pour attirer les ingénieurs et conserver une compétence en la matière, il faut un projet clair et ambitieux.
Atteindre l’objectif de réduction de la part du nucléaire à 50% à horizon 2025 suppose la fermeture de réacteurs nucléaires (une vingtaine en ordre de grandeur). Quelques-uns le seront peut-être du fait des travaux de mise en sûreté imposés par l’Autorité de sûreté nucléaire, trop coûteux pour l’exploitant. Aller au-delà suppose d’avoir établi une trajectoire qui tienne compte de nombreux paramètres : impact social et économique des fermetures, capacité industrielle à réaliser les démantèlements qui en suivront, montée en puissance des énergies renouvelables à un rythme adapté en fonction des progrès et de leurs coûts. Il est probable, en fait, que l’objectif de 50% ne sera pas réalisé en 2025 mais lissé dans le temps. Il présente cependant un double intérêt : permettre la progression des renouvelables, faire évoluer les mentalités et finalement déplacer le curseur.
Un pays comme l’Allemagne a beaucoup évolué au cours de la dernière décennie. Le modèle allemand est-il si vertueux alors qu’il utilise beaucoup de charbon et que les surcoûts liés aux renouvelables sont évalués à 23,6 milliards d’euros pour 2014?
Aucun modèle comme on l’a dit plus haut n’est parfait. L’Allemagne partait d’un mix électrique très intense en charbon et a réalisé de gros efforts dans ce domaine au cours des vingt dernières années. En 1991, le charbon y représentait près de 60% de la production d’électricité, ce ratio est passé à environ 45% en 2010, alors que sur la même période la production d’électricité a crû de 10%. Cela a été réalisé grâce à une hausse des renouvelables et du gaz.
L’accroissement récent du recours au charbon s’est fait au détriment du gaz, ce qui est évidemment dommageable pour le climat (pour un kWh produit, la combustion du charbon émet quatre à cinq fois plus de CO2 que celle du gaz). Cette dérive est due à des facteurs qui ne sont pas spécifiques à l’Allemagne : la France, par exemple, a elle aussi fait ce « switch » depuis 2010 (avec des conséquences moindres car elle consomme moins de gaz et de charbon que l’Allemagne). Deux raisons à cela : la baisse mondiale du prix du charbon, devenu plus compétitif que le gaz en Europe et le dysfonctionnement du marché de quotas de CO2 qui aurait dû permettre de compenser ce différentiel de compétitivité. Du fait de la crise économique et de la baisse de la production industrielle en Europe, les tarifs des émissions de CO2 sont tombés à un niveau si faible qu’ils ne jouent plus leur rôle.
Quant aux énergies renouvelables (l’éolien et le photovoltaïque majoritairement pour l’électricité), leur déploiement a été permis par des aides payées par les consommateurs et les entreprises. Des aides surdimensionnées qui ont permis, cependant, à l’Allemagne de structurer des industries et des savoir-faire dans un domaine promis à un bel avenir au plan mondial. Reste l’option controversée de l’abandon du nucléaire. Il s’agit là d’un choix de société. En définitive, l’arbitrage entre des risques d’accidents aux conséquences majeures comme à Fukushima et un surcoût significatif de l’électricité appartient aux peuples et à leurs représentants.
Qu’attendez-vous de la loi de programmation sur la Transition énergétique qui sera discutée prochainement en France?
Il faut avant tout qu’elle fixe un cap clair afin de permettre à tous les acteurs de comprendre notre politique énergétique. Il faut de la visibilité, de la stabilité et des orientations bien définies et quantifiées, assorties d’étapes. Réduire la part des énergies fossiles dans notre consommation énergétique (-30% à horizon 2030), réduire nos émissions de gaz à effet de serre (-75% à horizon 2050) et réduire notre consommation d’énergie (-50% à horizon 2050) constituent de véritables défis pour notre société. Ils peuvent être stimulants, sources de progrès technologiques et d’innovation, quelque soit la difficulté du contexte économique. La transition énergétique est une formidable opportunité pour enclencher une reprise de l’activité. Elle peut à la fois créer des emplois et réduire notre déficit commercial, enjeu majeur aujourd’hui pour notre pays. Il faut savoir être ambitieux.
[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech