À l’Université du Colorado à Boulder, deux physiciens viennent de rendre tangible une idée longtemps confinée aux marges de la théorie : un système matériel dont les composants, sans apport d’énergie extérieure continue, entrent spontanément en mouvement et répètent indéfiniment leur chorégraphie. Hanqing Zhao, doctorant, et Ivan Smalyukh, professeur de physique, ont conçu un cristal temporel observable sans instrument autre qu’un microscope ordinaire — et, dans certaines conditions, à l’œil nu. Leur travail, publié le 4 septembre dans la revue Nature Materials, repose sur un matériau familier : les cristaux liquides, présents dans la plupart des écrans numériques.
L’image qui accompagne l’étude, une séquence de bandes roses et beiges ondoyantes, évoque moins un laboratoire qu’une toile abstraite. Pourtant, chaque stries représente un état dynamique répété dans le temps. « Tout naît de rien, explique Ivan Smalyukh. Il suffit d’allumer une lumière, et tout un monde de cristaux temporels émerge. » La simplicité apparente masque cependant une prouesse conceptuelle et technique : créer un système qui, une fois amorcé, maintient un mouvement périodique sans dissipation énergétique notable, défiant l’intuition classique selon laquelle tout système tend vers l’immobilité.
Le concept de cristal temporel ne date pas d’hier. En 2012, le physicien Frank Wilczek, prix Nobel, proposa l’idée d’un matériau dont la structure ne serait pas répétitive dans l’espace — comme le sont les atomes dans un diamant — mais dans le temps. Dans un cristal spatial, les atomes forment un réseau figé, presque indestructible. Dans un cristal temporel, les particules oscillent, tournent ou se réorganisent en cycles perpétuels, même à l’état fondamental. L’idée initiale de Wilczek s’est heurtée à des obstacles théoriques, mais des variantes expérimentales ont vu le jour. En 2021, des chercheurs utilisant l’ordinateur quantique Sycamore de Google avaient déjà observé des oscillations répétées dans un réseau d’atomes stimulés par laser. Toutefois, ces systèmes restaient confinés aux laboratoires de physique quantique, invisibles sans équipement sophistiqué.
La contribution de Zhao et Smalyukh réside dans leur choix de matériau et leur méthode d’activation. Plutôt que des atomes ultrafroids ou des qubits, ils ont utilisé des molécules en forme de bâtonnets, capables de s’aligner comme un solide tout en conservant la fluidité d’un liquide. Enfermées entre deux plaques de verre enduites de molécules colorantes, ces molécules restent inertes jusqu’à ce qu’un faisceau lumineux spécifique les sollicite. La lumière modifie l’orientation des colorants, qui à leur tour compriment les cristaux liquides. Sous cette pression, des « nœuds » ou « torsions » apparaissent spontanément — des défauts topologiques qui se comportent comme des particules autonomes.
« Ces torsions, on ne peut pas facilement les faire disparaître, souligne Smalyukh. Elles interagissent entre elles, comme des entités indépendantes. » Sous le microscope des paires se forment, se séparent, tournoient, se retrouvent, puis recommencent — un motif temporel stable, résistant aux perturbations thermiques. Les chercheurs ont pu modifier la température de l’échantillon sans interrompre le cycle, signe d’une robustesse remarquable.
L’aspect le plus frappant demeure la visibilité directe du phénomène. Contrairement aux expériences précédentes, qui exigeaient des détecteurs quantiques ou des caméras ultra-rapides, ici, le mouvement se manifeste comme un motif changeant, observable presque comme une œuvre d’art cinétique. Cette accessibilité ouvre des perspectives pratiques inédites. L’une d’elles concerne la sécurité des documents. Un « filigrane temporel » intégré à un billet de banque ne révélerait son authenticité qu’à la lumière : un motif dynamique apparaîtrait, impossible à reproduire par photocopie ou impression classique. En superposant plusieurs couches de cristaux temporels réagissant à des longueurs d’onde différentes, on pourrait même encoder des informations complexes, une forme de stockage de données basée non sur des bits statiques, mais sur des motifs temporels.
Les deux chercheurs insistent sur le caractère exploratoire de leurs travaux. « Nous ne voulons pas limiter les applications dès maintenant, affirme Smalyukh. Je pense qu’il existe des opportunités pour pousser cette technologie dans toutes sortes de directions. » Leurs expériences, menées à température ambiante et avec des matériaux relativement simples, pourraient faciliter l’intégration de tels systèmes dans des dispositifs grand public.
Bien sûr, des questions demeurent. La stabilité à très long terme, l’échelle de production, ou l’interaction avec d’autres matériaux restent à explorer. Mais l’essentiel est là : un phénomène autrefois purement théorique, longtemps confiné à des systèmes quantiques inaccessibles, vient d’entrer dans le champ du visible — et du concevable.
Article : « Space-time crystals from particle-like topological solitons » – DOI : 10.1038/s41563-025-02344-1
Source : U. Colorado | Article adapté du contenu original : Daniel Strain