Un pan de l’Histoire nucléaire révélé en Grande-Bretagne

A l’occasion du 75ème anniversaire de la découverte du neutron par le physicien britannique James Chadwick, la Royal Society, l’Académie des sciences britannique, a rendu publics des documents de recherche contenus dans cinq enveloppes scellées depuis la deuxième guerre mondiale.

Les auteurs de ces documents étaient deux chercheurs français, Lew Kowarski et Hans von Halban, qui travaillaient depuis 1940 au sein du prestigieux Cavendish Laboratory de Cambridge. James Chadwick, lui-même fellow de l’académie, avait envoyé deux de ces enveloppes à la Royal Society afin qu’elles y soient conservées : il craignait que leur contenu qui décrivait la fission nucléaire, fut trop sensible pour être publié.

Von Halban, d’origine autrichienne, et Kowarski, d’origine russe, appartenait à un groupe de physiciens qui s’était constitué autour de Frédéric Joliot au Collège de France. Avec eux, Frédéric Joliot avait démontré en 1939 la possibilité d’une réaction nucléaire en chaîne et le rôle de modérateur de la réaction que pouvait jouer l’eau lourde (D2O, deux atomes de deutérium et un atome d’oxygène).

En compagnie de Francis Perrin, les trois physiciens déposèrent les 1, 2, et 4 mai 1939 et les 30 avril et 1er mai 1940 cinq demandes de brevet relatifs, entre autres, à un "Dispositif de production d’énergie" (couvrant le principe de la plupart des réacteurs nucléaires), au "Procédé de stabilisation d’un dispositif producteur d’énergie" (couvrant la stabilisation du fonctionnement des réacteurs), aux "Perfectionnements aux charges explosives" (principe de l’arme atomique), au "Perfectionnement aux dispositifs producteurs d’énergie" (enrichissement) et aux "Perfectionnements apportés aux dispositifs de production d’énergie" (coeurs hétérogènes).

Quand Hans von Halban et Lew Kaworski quittèrent la France pour le Royaume-Uni en 1940, ils emportèrent avec eux les quelque 185 kg du stock mondial d’eau lourde acquis par la France auprès de la société norvégienne Norsk Hydro. Lors de leur voyage "aller" vers la France, ces 26 fûts avaient d’ailleurs transité par l’Ecosse et par la Mission Militaire Française de Londres avant de traverser la Manche.

L’équipe du Collège de France poursuivit ses travaux au sein du Cavendish Laboratory de Cambridge et c’est de cette époque que datent les documents secrets. Selon Keith Moore, responsable de la Bibliothèque et des Archives à la Royal Society, ces documents n’ont été découverts que récemment, dans le cadre du programme actuel de catalogage des archives de la société savante.

Un des documents, daté d’octobre 1941 et intitulé "Aspects technologiques des réactions nucléaires en chaîne utilisées comme source d’énergie", décrit les composants nécessaires à la construction d’un réacteur nucléaire, aussi appelé "chaudière" (boiler) dans le manuscrit. Il décrit également le processus d’obtention de plutonium à partir de l’uranium comme moyen de générer de "nouveaux noyaux", nécessaires pour initier et maintenir la fission nucléaire. Enfin, ce manuscrit documente diverses expériences utilisant le fer, l’aluminium, le soufre, le graphite et l’eau lourde comme moyen de stabiliser les réactions en chaîne afin de générer une énergie constante et non une explosion massive…

Dans ces documents, Halban et Kowarski conjecturent que "la future industrie nucléaire pourrait dépendre de l’uranium" : cette hypothèse a été confirmée par la suite puisque la plupart des réacteurs nucléaires commerciaux actuels utilisent l’uranium comme combustible. Les scientifiques français poursuivirent ensuite leurs travaux au Canada avant de rejoindre la France pour Kowarski et Oxford et le Royaume-Uni pour von Halban, après la guerre.

Les documents dévoilés par la Royal Society témoignent de l’avance dont disposaient les scientifiques français dans le domaine nucléaire : dans la notice nécrologique qu’il a consacrée à Frédéric Joliot en 1960, le physicien britannique Patrick Blackett écrivait en effet qu’"il y a peu de doute que, si la guerre n’était pas intervenue, la première réaction en chaîne auto-entretenue au monde aurait été obtenue en France".

La découverte du neutron

C’est en 1932 que le britannique James Chadwick, alors professeur de physique à l’Université de Cambridge, démontra l’existence du neutron. Cette découverte était l’aboutissement de plusieurs étapes de recherches et d’expériences menées par des physiciens européens depuis 1930.

En fait, en 1920 déjà, lors d’une des Bakerian Lectures1 donnée à la Royal Society, Ernest Rutherford conjectura l’existence d’une sorte de "doublet neutre", combinaison d’un électron et d’un noyau d’hydrogène (un proton) : "Sous certaines conditions […], il serait possible qu’un électron se combine de façon beaucoup plus proche avec un noyau d’hydrogène, formant une sorte de doublet neutre. Un tel atome aurait des propriétés très originales. Son champ externe serait pratiquement zéro, sauf très près du noyau, et en conséquence il [l’"atome" – NDLR] devrait être capable de se déplacer librement à travers la matière. Sa présence serait probablement difficile à détecter par spectroscope, et il pourrait être impossible de le confiner dans un récipient scellé. D’un autre côté, il devrait entrer facilement dans la structure des atomes, ou pourrait sinon s’unir avec le noyau ou être désintégré par un champ intense, résultant peut-être en l’échappement d’un atome d’hydrogène chargé ou d’un électron ou des deux".

En 1930, en Allemagne, Walther Bothe et Herbert Becker avaient découvert que, en bombardant du béryllium avec des particules alpha émises par du polonium, on obtenait un rayonnement très pénétrant et d’énergie bien supérieure à celle du rayonnement alpha. Les scientifiques supposèrent alors qu’il s’agissait d’un rayonnement gamma beaucoup plus énergétique que ceux connus à l’époque.

En 1931, en France, Irène et Frédéric Joliot-Curie, qui disposaient alors de la source de polonium la plus intense au monde, utilisèrent le rayonnement émis par la cible de béryllium pour bombarder un écran de paraffine. Cette substance, riche en hydrogène, était connue pour émettre des protons, par transmutation nucléaire, lorsqu’elle était bombardée par un rayonnement gamma.

Ils observèrent alors que des protons de très haute énergie étaient éjectés de l’écran de paraffine et suggérèrent que ces protons n’étaient pas le résultat d’une transmutation nucléaire2 mais, plutôt, qu’ils étaient éjectés de la cible, suivant un effet analogue à l’effet Compton3, par ce qu’ils pensaient être un rayonnement gamma issu du béryllium.

En 1932, James Chadwick démontre que cette hypothèse n’est pas compatible avec les lois de conservation de l’énergie et de l’impulsion. Dans une lettre écrite le 17 février 1932 et parue le 27 février 1932 dans le journal Nature, il écrit : "les difficultés [liées à la conservation de l’énergie et de l’impulsion – NDLR] disparaissent toutefois si on suppose que la radiation consiste en des particules de masse 12 et de charge 0, ou neutrons. La capture d’une particule alpha par le noyau de Be9 peut être supposée résulter en la formation d’un noyau C12 et l’émission d’un neutron. […] On peut s’attendre à ce que de nombreux effets d’un neutron passant à travers la matière ressemblent à ceux d’un quantum de haute énergie, et il n’est pas facile d’atteindre une décision finale entre ces deux hypothèses.

Jusqu’à présent, tous les signes sont en faveur du neutron, tandis que l’hypothèse du quantum ne peut tenir que si l’on abandonne à un certain point la conservation de l’énergie et de l’impulsion".

En 1935, le prix Nobel de physique vint couronner cette découverte capitale pour le développement de la physique nucléaire.

* La conférence Bakerian est la plus prestigieuse des conférences données à la Royal Society dans le domaine des sciences physiques. Elle date de 1775 et trouve son origine dans un legs de 100 livres de la part du fellow Henri Baker, à consacrer à un discours solennel ou à une dissertation, prononcé ou lue chaque année par un des fellows de l’académie, dans les domaines de l’histoire naturelle ou de la philosophie expérimentale.

** Transformation d’un élément chimique en un autre par modification du noyau

*** On appelle effect Compton la diffusion élastique de photons sur des électrons libres ou peu liés. Le photon secondaire possède une énergie inférieure à celle du photon primaire et donc une longueur d’onde supérieure.

**** Masse correspondant à celle d’un atome d’hydrogène

 
BE Royaume-Uni numéro 78 (10/07/2007) – Ambassade de France au Royaume-Uni / ADIT – http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/43569.htm

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