L’informatique quantique incarne un territoire scientifique où la matérialisation des concepts théoriques nécessite une précision absolue. Les laboratoires multiplient les expérimentations pour apprivoiser les comportements de la matière à l’échelle atomique. Une équipe internationale coordonnée par l’Empa a réalisé un résultat majeur en concrétisant un modèle théorique fondamental établi il y a près d’un siècle.
L’informatique conventionnelle s’appuie sur le bit comme unité élémentaire, limité à deux états distincts : 0 ou 1. Le qubit, son homologue quantique, introduit une dimension novatrice grâce aux propriétés de superposition quantique. Un même qubit peut incarner simultanément les valeurs 0 et 1, démultipliant les capacités de calcul de manière exponentielle.
Les potentialités s’avèrent considérables, notamment pour la résolution de calculs complexes en temps minimal. La concrétisation d’ordinateurs quantiques opérationnels reste néanmoins confrontée à des limitations techniques majeures, particulièrement dans l’interconnexion des qubits entre eux.
L’exploitation du spin électronique comme support informationnel
Une méthodologie innovante repose sur l’utilisation du spin des électrons, caractéristique quantique fondamentale assimilable à une rotation orientée vers le haut (1) ou vers le bas (0). Les interactions entre spins sont exploitées pour établir la communication entre qubits. La modélisation mathématique de leurs interactions demeure cependant d’une complexité redoutable.
Les scientifiques ont déterminé que la manipulation précise des spins nécessite un environnement hautement contrôlé. Les perturbations externes doivent être minimisées pour préserver la cohérence quantique indispensable au traitement de l’information.
L’équipe du laboratoire nanotech@surfaces de l’Empa a élaboré un protocole novateur permettant la maîtrise et l’observation des interactions multi-spins. En synergie avec des chercheurs portugais et allemands, le modèle d’alternance unidimensionnelle d’Heisenberg a été physiquement reproduit.
«Les matériaux réels sont toujours plus complexes qu’un modèle théorique» a affirmé le directeur du laboratoire, Roman Fasel. Pour surmonter cette difficulté, des fragments de graphène spécifiquement architecturés ont été développés par l’équipe.
Le gobelet de Clar : une innovation fondamentale
L’expérimentation s’articule autour du gobelet de Clar, une structure moléculaire de nanographène intégrant onze anneaux carbonés. Sa configuration génère deux électrons non appariés aux extrémités, chacun doté de son spin caractéristique. Synthétisée initialement en 2019 par les chercheurs de l’Empa, la molécule permet désormais l’élaboration de chaînes aux propriétés quantiques maîtrisées.
Les chaînes moléculaires ont été assemblées sur une surface d’or, reproduisant avec fidélité le modèle théorique d’Heisenberg. La manipulation des spins et l’analyse approfondie des interactions ont permis la validation expérimentale des prédictions théoriques.
Les résultats obtenus seront exploités pour le développement de nouvelles architectures quantiques.
« Nous avons montré que les modèles théoriques de la physique quantique peuvent être réalisés avec des nanographènes et que leurs prédictions peuvent donc être vérifiées expérimentalement », a expliqué le chercheur. « Les nanographènes avec d’autres configurations de spin peuvent être reliés à d’autres types de chaînes ou à des systèmes plus complexes ». Les configurations de spin alternatives pourront être intégrées dans des systèmes plus sophistiqués.
Les chercheurs de l’Empa montrent tout de suite l’exemple : dans une deuxième étude, qui est sur le point d’être publiée, ils ont pu reproduire un autre type de chaîne d’Heisenberg, dans laquelle tous les spins sont liés entre eux avec la même force.
Une collaboration interdisciplinaire s’est révélée déterminante. Les chimistes de l’Université technique de Dresde ont fourni les précurseurs moléculaires, tandis que l’expertise théorique a été apportée par l’International Iberian Nanotechnology Laboratory. L’interaction entre théoriciens et expérimentateurs a été identifiée comme un facteur clé de réussite.
Légende illustration : Travail de précision : grâce à des molécules de nanographène particulières, les chercheurs ont pu reproduire exactement un modèle théorique de la physique quantique. Image : Empa
C Zhao, G Catarina, JJ Zhang, JCG Henriques, L Yang, J Ma, X Feng, O Gröning, P Ruffieux, J Fernández-Rossier, R Fasel: Tunable topological phases in nanographene-based spin-½ alternating-exchange Heisenberg chains; Nature Nanotechnology (2024); doi: 10.1038/s41565-024-01805-z