Pour la première fois, des équipes française, suédoise et japonaise ont réussi à réaliser une expérience de photoionisation illustrant une expérience de pensée imaginée par Albert Einstein et Niels Bohr lors de leurs âpres discussions sur la nature du monde qui nous entoure, et en particulier sur la double nature des particules élémentaires, ondes et particules à la fois.
Défiant la compréhension de la physique quantique, cette expérience originale s’inscrit dans un des plus riches débats de l’histoire des Sciences, ayant déjà conduit à plusieurs prix Nobel, dont celui décerné en 2012 à Serge Haroche. Les résultats sont publiés en ligne dans la revue Nature Photonics le 1er Décembre 2014.
La naissance de la mécanique quantique au début du XXe siècle a bouleversé la vision des scientifiques sur le monde qui les entourait. Cette révolution a engendré des discussions scientifiques et philosophiques passionnées entre eux, discussions toujours vives aujourd’hui. L’une des plus importantes, portant sur le principe de complémentarité (la dualité onde-corpuscule des objets quantiques), a impliqué deux scientifiques de renom: Albert Einstein et Niels Bohr.
Einstein, aux premiers instants de la mécanique quantique, a défié le principe de complémentarité en suggérant une expérience de pensée avec un dispositif à double fente doté d’une fente macroscopique mobile. La célèbre expérience des fentes d’Young illustre la nature ondulatoire de la lumière, avec un phénomène d’interférence observable sur un écran placé derrière deux fentes éclairées par une source lumineuse.
Une expérience de pensée est une expérience idéale, imaginée pour tester des hypothèses et théories et évaluer leurs conséquences. Cependant il peut être impossible de réaliser physiquement une telle expérience. Dans leurs discussions animées, cette expérience conceptuelle a évolué jusqu’à devenir la célèbre « expérience de pensée à double fente mobile d’Einstein-Bohr », dans laquelle le transfert de quantité de mouvement entre une particule (un photon) et une fente mobile permet d’identifier la fente par laquelle le photon est passé avant d’atteindre l’écran, éliminant ainsi le phénomène d’interférences. Malheureusement, le poids d’une fente macroscopique massive rend une telle mesure impossible.
80 ans plus tard, des équipes française (ligne de lumière PLEIADES au Synchrotron SOLEIL) et suédoise (Royal Institute of Technology), avec la participation d’un chercheur japonais (Tohoku University), ont réalisé cette expérience de pensée au niveau moléculaire. Ils ont remplacé la double fente par une molécule de dioxygène, dans laquelle chaque atome joue le rôle d’une fente.
Dans l’expérience, la molécule neutre est excitée à l’aide de rayons X mous issus du rayonnement synchrotron, vers un état électronique instable où la molécule se dissocie en deux atomes qui s’éloignent rapidement l’un de l’autre. La relaxation du système se traduit par l’émission d’un électron rapide (Auger).
Grace à un dispositif extrêmement performant de détection en coïncidence des électrons et des ions, les scientifiques ont été capables de mesurer directement la quantité de mouvement transférée par l’électron Auger émis à la molécule ou l’atome ionisé, jouant ici le rôle de fentes microscopiques ultra légères.
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Deux cas de figure se présentent.
Dans le premier, l’électron est éjecté immédiatement après excitation, avant que la molécule n’ait le temps de se dissocier, c’est à dire lorsque la liaison entre les deux atomes d’oxygène est encore forte. La quantité de mouvement transférée sera donc identique pour les deux atomes (les deux fentes sont liées), rendant impossible la détermination de l’origine atomique de l’électron éjecté. Des franges d’interférence sont ainsi observées. Dans le second cas, l’électron Auger est éjecté plus tard, quand la molécule a entamé sa dissociation. L’électron transfère donc la quantité de mouvement à un seul des deux atomes d’oxygène (voir figures). Ce transfert asymétrique discrimine le « chemin » (de quelle fente l’électron est issu), et vient ainsi « détruire » le phénomène d’interférence.
Au final, les scientifiques ont réussi pour la première fois à matérialiser l’expérience de pensée à fente mobile proposée initialement 80 ans plus tôt lors d’un débat entre Einstein et Bohr, à l’aide de la photoémission X de la molécule d’oxygène. Bien que leurs résultats soient en accord avec la vision de Niels Bohr, ils montrent également qu’Einstein avait raison lorsqu’il disait : « L’imagination est plus importante que la connaissance. La connaissance est limitée alors que l’imagination englobe le monde entier […] ».
Qu’est-ce que SOLEIL ?
SOLEIL, source nationale de rayonnement synchrotron, est un centre de recherche implanté sur le Plateau de Saclay à Saint Aubin (Essonne). Plus concrètement, c’est un accélérateur de particules (des électrons) qui produit le rayonnement synchrotron, lumière extrêmement puissante (10000 fois plus intense que la lumière solaire) qui permet d’explorer la matière inerte ou vivante.
En recherche fondamentale, SOLEIL couvre des besoins en physique, chimie et en sciences des matériaux, en sciences du vivant, en sciences de la terre et de l’atmosphère. Il offre l’utilisation d’une large gamme de méthodes spectroscopiques depuis l’infrarouge jusqu’aux rayons X, et de méthodes structurales en diffraction et diffusion X. En recherche appliquée, SOLEIL trouve des applications dans des domaines très différents tels que la pharmacie, le médical, la chimie et la pétrochimie, l’environnement, le nucléaire, l’industrie automobile, mais aussi les nanotechnologies, la micromécanique et la microélectronique, etc.
Référence de la publication
«Einstein–Bohr recoiling double-slit gedanken experiment performed at the molecular level»
Xiao-Jing Liu, QuanMiao, Faris Gel’mukhanov, Minna Patanen, Oksana Travnikova, Christophe Nicolas, Hans Ågren, Kiyoshi Ueda and Catalin Miron.
Nature Photonics 2014, X, Published online, 1st Déc. 2014
DOI: 10.1038/NPHOTON.2014.289