Dans un laboratoire australien, une innovation audacieuse vient de franchir le seuil du domaine expérimental. En mars 2025, lors du Mobile World Congress à Barcelone, la startup Cortical Labs a présenté au monde le CL1, premier bio-ordinateur fonctionnant avec des neurones humains cultivés in vitro. Ce dispositif marque un tournant technologique majeur et ouvre la voie à ce que l’entreprise désigne comme l’ère de l’« Intelligence Biologique Synthétique » (SBI). Derrière cette dénomination se cache une ambition claire : repousser les limites des capacités de calcul actuelles dans l’objectif de réduire drastiquement la consommation énergétique.
Le CL1 ne simule pas un cerveau humain ; il en utilise les éléments constitutifs. Sur une puce de silicium équipée de 59 électrodes, environ 800 000 neurones humains vivants, issus de cellules souches induites, communiquent de manière bidirectionnelle avec un système informatique. Ces cellules, placées dans un environnement contrôlé, apprennent, s’adaptent et modifient leurs connexions synaptiques en réponse aux stimuli qu’elles reçoivent. Leur interaction avec le logiciel propriétaire baptisé « biOS » (pour Biological Intelligence Operating System) leur permet d’évoluer dans un environnement virtuel simulé, où elles développent naturellement leurs réseaux de communication.
L’appareil intègre un système sophistiqué de maintien en vie, comprenant pompes à filtration, contrôle thermique précis, et réservoirs de nutriments. Grâce à cet ensemble, les neurones restent viables pendant une période maximale de six mois. L’autonomie du dispositif est également remarquable : il dispose d’un écran tactile intégré, permettant de visualiser en temps réel les données neuronales, ainsi que de ports USB pour connecter des périphériques externes.
Les performances du CL1 ont surpris plus d’un observateur. Dans un test simple mais symboliquement fort — le jeu Pong —, les neurones ont appris à jouer en cinq minutes seulement, contre plusieurs heures d’entraînement pour les algorithmes d’intelligence artificielle classiques. Cette rapidité s’explique par la plasticité biologique inhérente aux neurones vivants, capables de reconfigurer leurs connexions sans intervention externe.

En termes d’efficacité énergétique, le CL1 offre également une rupture notable. Un hub composé de trente unités consomme entre 850 et 1 000 watts, soit une fraction infime de la puissance requise par les serveurs d’intelligence artificielle traditionnels, souvent dotés de besoins énergétiques exprimés en kilowatts. Selon Brett Kagan, directeur scientifique de Cortical Labs, cette économie provient du fait que les neurones sont le produit de milliards d’années d’évolution, optimisés naturellement pour traiter des informations complexes avec un minimum d’énergie.

Mais l’une des caractéristiques les plus intrigantes du CL1 est sa capacité d’auto-organisation. Contrairement aux systèmes informatiques classiques, dont les architectures sont fixées à l’avance, les neurones du CL1 forment spontanément des réseaux adaptatifs, modifiant leurs connexions selon les défis rencontrés. Cette flexibilité leur permet de continuer à apprendre et à évoluer après leur déploiement, un atout rare dans le paysage technologique actuel.

Au-delà des performances techniques, le CL1 ouvre des perspectives inédites dans le domaine médical. Les chercheurs envisagent notamment son utilisation pour tester des traitements sur des neurones humains, plutôt que sur des modèles animaux, dont le taux de réussite reste faible pour les maladies neurologiques. Cette méthode pourrait accélérer la découverte de nouveaux traitements pour l’Alzheimer, l’épilepsie ou encore certaines formes de démence, tout en évitant les biais liés aux différences physiologiques entre espèces.
Le projet soulève néanmoins des interrogations éthiques profondes. La possibilité que ces réseaux neuronaux développent une forme rudimentaire de conscience, même lointaine, est au cœur des débats. Bien que Brett Kagan affirme que les neurones utilisés ne possèdent ni structure ni complexité suffisantes pour cela, la question demeure sensible. Cortical Labs collabore avec des bioéthiciens afin d’établir des cadres rigoureux encadrant ses recherches. L’origine des cellules souches, obtenues légalement et avec le consentement des donneurs, est également un point central de ces discussions.
Sur le plan commercial, le CL1 est proposé à un prix de 35 000 dollars, destiné principalement aux institutions de recherche, universités et laboratoires pharmaceutiques. Les premières livraisons ont débuté en juin 2025, marquant une étape concrète vers la diffusion de cette technologie. Pour faciliter l’accès à distance, Cortical Labs propose également un modèle économique innovant : le « Wetware-as-a-Service » (WaaS), permettant aux chercheurs de manipuler les neurones via le cloud, sans nécessiter d’équipement physique.
À long terme, Hon Weng Chong, cofondateur et PDG de l’entreprise, envisage de construire le premier serveur basé sur un réseau neuronal biologique, en assemblant plusieurs unités CL1. Ce développement pourrait transformer radicalement l’infrastructure des centres de données et redéfinir les bases mêmes de l’informatique moderne.

Les applications potentielles vont bien au-delà du milieu académique. On imagine déjà des robots dotés d’une capacité d’apprentissage accrue, des systèmes de reconnaissance vocale plus intuitifs, voire des assistants numériques capables de comprendre les nuances émotionnelles dans la parole humaine. Toutefois, ces ambitions reposent sur la résolution de nombreux défis techniques, notamment la stabilité prolongée des cultures neuronales, la scalabilité des réseaux et l’amélioration des interfaces entre le biologique et l’électronique.
Si le CL1 représente une étape historique, son succès dépendra aussi de sa capacité à s’intégrer dans un écosystème industriel et réglementaire en mutation. Son émergence pourrait inciter à repenser les normes existantes et à créer des cadres juridiques adaptés à cette nouvelle génération de technologies hybrides.