Vers quelles interconnexions électriques euro-méditerranéennes ?

La politique énergétique européenne repose actuellement sur trois objectifs : la compétitivité, la sécurité de l’approvisionnement et la durabilité. Ceux-ci ne seront d’autant mieux atteints si l’on développe un marché euro-méditerranéen de l’énergie, interconnecté et efficace, grâce à l’action concertée des États européens ainsi que ceux du Sud et de l’Est de la Méditerranée et ainsi renforcer la solidarité énergétique. Faute de stratégie régionale commune, la politique énergétique reste focalisée sur la question de l’interdépendance liant les pays de la rive Sud et de la rive Nord de la Méditerranée. Interview.

Pourquoi développer les interconnexions électriques en dehors de l’Europe?

"L’Europe de l’électricité s’est développée au cours du siècle dernier en interconnectant les réseaux électriques des différents pays d’Europe. Quand on considère la situation actuelle, l’intérêt à étendre l’interconnexion électrique résulte de plusieurs éléments. D’abord, elle permet un secours mutuel entre les réseaux, c’est-à-dire que l’on peut compenser une défaillance d’un réseau électrique en faisant appel à des moyens de production disponibles dans le réseau voisin. La deuxième raison c’est que l’on peut, grâce à l’interconnexion, faire appel aux moyens de production les plus performants à la fois d’un point de vue économique mais également d’un point de vue environnemental puisque bien souvent les centrales les plus performantes sont celles qui dégagent le moins de pollution et en particulier le moins d’émissions de CO2. L’avantage à étendre cette interconnexion est donc évident. En regardant la situation actuelle au niveau de l’Europe, il y a deux frontières pour étendre l’interconnexion : l’une va vers l’Est, c’est-à-dire au-delà des pays de l’UE. On pense à ce moment-là à des pays comme l’Ukraine, la Biélorussie et demain, pourquoi pas la Russie ? La deuxième frontière, c’est l’interconnexion vers le Sud, c’est-à-dire les pays de la Méditerranée aussi bien du Sud que de l’Est. Si l’on se réfère particulièrement à l’idée d’étendre cette interconnexion vers le Sud, on s’aperçoit qu’un embryon d’interconnexion existe déjà au travers du détroit de Gibraltar, interconnexion construite à la fin des années 90 et renforcée au début des années 2000. On peut considérer que cette interconnexion est notoirement insuffisante même si elle rend de nombreux services dans les échanges électriques entre l’Espagne et le Maroc. Mais l’idée c’est d’aller beaucoup plus loin dans ces échanges entre l’Europe et les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée."

Quels sont les enjeux économiques des interconnexions entre l’Europe et la région de la Méditerranée?

"Il y a un intérêt évident à développer ces interconnexions parce que les systèmes électriques fonctionnent différemment dans le Nord et le Sud de la Méditerranée : la pointe de consommation dans le Nord se situe l’hiver alors que la pointe de consommation dans les pays du Sud se situe l’été essentiellement du fait de la climatisation. Dès lors qu’il y a une interconnexion, on peut échanger de l’électricité aussi bien dans un sens que dans l’autre. L’intérêt de l’interconnexion : elle fonctionne dans les deux sens."

"Si l’on analyse la structure actuelle des coûts, il est clair que le coût de production d’électricité aujourd’hui en Europe est plus faible que dans les pays du Sud et c’est la raison pour laquelle, grâce à l’interconnexion entre l’Espagne et le Maroc, l’exportation d’électricité vers le Maroc est importante. Elle permet de couvrir à peu près 20% de la consommation d’électricité du Maroc. Cet échange pourrait se produire également entre l’Algérie et l’Europe, entre la Tunisie et l’Europe et entre la Lybie et l’Europe. Je parle essentiellement de la partie centre et Ouest de la Méditerranée. Par ailleurs, il faut souligner qu’aujourd’hui la consommation d’électricité dans ces pays du Sud augmente très vite, de l’ordre de 6% par an, et les opérateurs électriques ont du mal à suivre cette progression en construisant de nouvelles centrales. Avec, en conséquence, les délestages, qui ont tendance à s’amplifier notamment en Algérie et en Tunisie. Cet aspect très important mérite d’être souligné."

"Deuxième aspect, également dans l’angle d’intérêt de MEDGRID, c’est l’opportunité de développer fortement dans le Sud les énergies renouvelables, parce que les conditions d’exploitation de ces énergies renouvelables, en particulier du solaire, mais c’est vrai aussi pour l’éolien, sont très attractives. L’ensoleillement est deux fois plus important dans les pays du Sud qu’en Europe et il y a des sites en Méditerranée du Sud qui, fortement ventés, ont des durées de fonctionnement de l’éolien deux fois supérieures à ce qu’on a en Europe pour l’éolien terrestre. Ceci est bien évidemment très intéressant, notamment pour les pays qui ont très peu d’hydrocarbures, en particulier le Maroc et la Tunisie. Même l’Algérie, qui est un gros producteur et exportateur d’hydrocarbures, voit un intérêt à moins utiliser ses hydrocarbures pour produire de l’électricité, les exporter en Europe ou ailleurs dans le monde et par contre produire davantage d’électricité à partir d’énergies renouvelables."

"A cela s’ajoute l’intérêt que porte l’Europe à ces énergies renouvelables, qui seraient produites dans le Sud et qui pourraient être, en partie, c’est-à-dire à 25%, exportées du Sud de la Méditerranée vers l’Europe, pour permettre à l’UE d’atteindre plus facilement ses objectifs ambitieux en matière d’énergies renouvelables. Il faut savoir que la dernière directive de l’UE rend possible l’achat d’électricité en dehors de la zone UE dès lors qu’elle est renouvelable et elle est comptée dans les quotas qui doivent être atteints en matière d’énergies renouvelables pour chaque état membre. Cela peut intéresser des pays du Nord, en particulier l’Allemagne mais aussi la France, sans doute moins les pays du Sud de l’Europe."

Y-a-t-il des interconnexions techniquement faisables ?

"Le développement des interconnexions entre l’Europe et le Sud de la Méditerranée pose évidemment la question de la faisabilité : Une mer sépare les deux zones. C’est notamment le rôle de MEDGRID, le consortium que nous avons créé en 2011, que d’évaluer la faisabilité à la fois sur le plan technique mais aussi sur le plan économique. Il s’intéresse aussi aux aspects régulatoires qui rendent possible les échanges d’électricité entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, grâce pour l’essentiel à des interconnexions sous-marines mais aussi des interconnexions terrestres qui, elles, intéresseraient davantage les pays de l’Est de la Méditerranée."

"En ce qui concerne les interconnexions sous-marines, le couloir entre la péninsule ibérique et le Maroc et l’Algérie, pourrait être renforcé. Le deuxième couloir, c’est un couloir au centre de la Méditerranée qui intéresse l’Italie côté Europe et, côté sud, l’Algérie, la Tunisie et la Lybie. Et ceci au travers des deux îles : la Sardaigne d’un côté et la Sicile de l’autre. Pourquoi identifie-t-on ces deux couloirs ? Parce qu’aujourd’hui dans les technologies disponibles en matière de câbles sous-marins pour réaliser ces interconnexions, on est limité à des profondeurs de 1600m. Il faut donc rechercher dans la configuration de la mer Méditerranée les points de passage qui ne dépassent pas 1600m. Une autre idée est de développer de nouvelles technologies pour aller encore plus profond, et une des études que nous menons dans le cadre de MEDGRID est précisément de regarder les évolutions technologiques actuelles qui permettent d’aller plus en profondeur."

"L’interconnexion terrestre intéresse davantage l’Est de la Méditerranée : la Turquie est en train de s’interconnecter avec l’Europe, essentiellement l’Europe du Sud-est, c’est-à-dire principalement la Roumanie, la Bulgarie et les pays des Balkans. Le projet est bien avancé et la Turquie pourra être interconnectée comme l’est aujourd’hui le Maroc. Elle deviendra ainsi un « hub énergétique », à la fois électrique et gazier d’ailleurs, entre l’Europe et les pays au Sud de la Turquie (Syrie, Jordanie, Egypte… jusqu’à la Lybie). Dans le cadre de MEDGRID, nous allons également étudier la faisabilité du renforcement d’un couloir d’interconnexion entre la Turquie et l’Égypte. Mais encore une fois, ce sera un couloir terrestre, ce qui signifie que ces liaisons seront beaucoup moins coûteuses que les liaisons sous-marines et sont, de notre point de vue, possibles à réaliser. Il est clair que la situation en Syrie aujourd’hui, notamment la guerre qui affecte ce pays, ne permet pas d’avancer sur le projet. Cependant, nous considérons qu’à terme, ce sera effectivement ce troisième couloir qui devra être équipé et qui permettra d’avoir une forte interconnexion entre l’Europe et le Sud-Est de la Méditerranée."

Le projet d’un marché électrique commun entre l’Europe et le Sud de la Méditerranée est-il toujours d’actualité ?

"C’est une idée de la Commission européenne née en 1995 dans le cadre du processus de Barcelone. On s’aperçoit que cette idée reste toujours valable mais à plus long terme. Cela suppose une évolution très forte du mode de régulation des systèmes électriques dans le Sud, alors qu’aujourd’hui ces pays ne sont pas encore prêts à aller jusque-là. Par contre, ils envisagent d’adapter leur mode de régulation pour permettre des échanges d’électricité avec l’Europe. Cela ne veut pas dire que les directives de l’UE qui ont créé le marché de l’électricité en Europe, seront transposées telles quelles. On n’en est pas encore là."

Y-a-t ‘il a d’autres freins au développement des interconnexions, notamment politiques ?

"Les obstacles politiques concernent surtout la partie Est de la Méditerranée. Dans la partie Ouest, ces obstacles sont beaucoup moins importants. Ils supposent quand même de nouvelles lois qui doivent être adoptées et sans doute la mise en place, comme c’est le cas en Europe, d’autorités de régulation et d’une séparation entre la partie transport et la partie production/fourniture. C’est une séparation nécessaire et on encourage ces pays, notamment à travers des études que nous menons dans MEDGRID, à faire évoluer leur législation et donc leur mode de régulation des systèmes électriques. Nous avons d’ailleurs édité récemment un ouvrage[2], en commun avec l’Office Méditerranéen de l’Énergie, qui aborde ces questions-là et qui fait un certain nombre de propositions dans ce sens."

Quelle quantité d’énergie est réellement échangée par ces réseaux interconnectés ?

"Aujourd’hui assez peu, 5 TWh passent par l’interconnexion entre l’Espagne et le Maroc. Cet échange représente quand même 20% de la consommation d’électricité au Maroc, mais moins de 5% de la consommation d’électricité des pays du Sud. L’idée est bien évidemment d’aller bien au-delà, vers 20-25% grâce à ces interconnexions. Le schéma directeur du réseau d’interconnexion à l’horizon 2020-2030 prévoit d’atteindre en 2030 5000MW de capacités d’interconnexions entre l’Europe et les pays du Sud de la Méditerranée. Aujourd’hui, l’interconnexion électrique entre l’Espagne et le Maroc permet de faire passer 700MW de capacité utile. Donc c’est une multiplication par 7 environ de cette capacité."

Quelles régions bénéficieront le plus de cet échange ?

"Aujourd’hui, l’échange permet au Maroc d’acheter de l’électricité bon marché venant d’Espagne, fournissant un client à l’Espagne et permettant au Maroc de partager les bénéfices en réduisant les coûts. C’est un jeu gagnant/gagnant."

"D’aucun c’est tout le Maghreb qui pourra en bénéficier."

Quel est le rapport entre le prix et le rendement de l’électricité dans les pays du Sud comparé à l’Europe ?

"Justement, on peut atteindre des niveaux de prix moindres, avec des installations beaucoup plus performantes qu’en Europe. Il s’agit en particulier des projets développés par les Marocains à Ouarzazate, dans le Sud du Maroc. Ils permettent d’atteindre des niveaux de coûts d’environ 150€/MW/h et on peut espérer que, compte tenu des progrès technologiques dans les années à venir, on pourra atteindre des valeurs encore plus faibles. Dans les pays du Sud de la Méditerranée l’ensoleillement est deux fois plus important qu’en Allemagne ou en France et donc les prix de revient deux fois plus faibles."

[1] Consortium créé pour favoriser le développement des interconnexions électriques entre le Nord, le Sud et l’Est de la Méditerranée.
[2] [ndlr] : Towards an Interconnected Mediterranean Grid. Institutional Framework and Regulatory Perspectives; 2013, Observatoire Méditerranéen de l’Energie, Medgrid.

[ Archive ] – Cet article a été écrit par A. Garvadec

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