Le graphène remplacera t-il le silicium ?

Physiquement, une feuille de graphène se présente sous la forme alvéolée d’un treillis en nid d’abeille. Si l’on empile des feuilles, on obtient le graphite, cette matière gris anthracite dont sont faites les mines de nos crayons. Dans un millimètre de graphite, on trouve trois millions de feuilles de graphène… Cet étonnant matériau est d’ailleurs entré en 2004 dans le panthéon des recherches de légende quand André Geim et Konstantin Novoselov, deux professeurs de l‘université de Manchester – nobélisés en 2010 – ont isolé une couche de graphène à partir d’une mine de crayon en utilisant un rouleau de scotch pour extraire une à une des couches de graphite de plus en plus minces – jusqu’à n’être plus constituées que d’une seule couche d’atomes.

Des usages multiples

En raison notamment de l’abondance du carbone, le graphène semble le plus prometteur des matériaux constitués d’une seule couche d’atomes. Une équipe du MIT a modélisé l’utilisation de ces matériaux dans des cellules photovoltaïques. L’industrie du photovoltaïque a besoin d’une révolution technologique radicale car son modèle économique, reposant largement sur les subventions publiques, bat de l’aile. En empilant une couche d’atomes de carbone – du graphène – et une couche de disulfure de molybdène (MoS2), on obtient une cellule solaire certes de faible rendement – 1% – mais infiniment petite : un nanomètre, soit un millionième de millimètre d’épaisseur. Au total, elle engendre donc 30 fois plus de puissance par unité de volume que les plus fines cellules solaires connues (à l’arséniure de gallium, au silicium ou à l’indium sélénium), épaisses d’un micron et dont le rendement approche 30%.

Les chercheurs ont calculé qu’en empilant six couches – trois couches de graphène et trois couches de disulfure de molybdène – le rendement pourrait théoriquement atteindre 10%… pour une épaisseur de seulement 3 nanomètres. Une efficacité énergétique inouïe ! Cette cellule solaire minimale au graphène, si elle peut être fabriquée à l’échelle industrielle, battrait tous les records en termes de densité de puissance. Il est vrai que cette cellule révolutionnaire reste purement théorique : elle n’a même pas encore été expérimentée en laboratoire.

Le graphène est également capable de conférer une force considérable à des matériaux ordinaires. Le Korean Advanced Institute of Science and Technology vient de démontrer qu’en empilant des couches de cuivre et des couches de graphène, le matériau obtenu est 500 fois plus solide. Même si le graphène ne représente que 0,00004 % du poids de l’ensemble, il multiplie la solidité de cet ensemble par un facteur de plusieurs centaines.

Le graphène est aussi très attendu pour faire progresser enfin les recherches sur la batterie du futur. En théorie, il serait possible de charger un smartphone en moins de dix minutes. Une batterie au graphène alimentant une voiture électrique serait capable de lui procurer une réelle autonomie et d’en faire enfin un vrai produit de consommation de masse. Avec le graphène, qui est ultra-conducteur, la batterie se charge beaucoup plus vite, pour un poids réduit de moitié.

En pointe sur le sujet, une équipe de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), dirigée par le professeur Richard Kaner, a mis au point un condensateur électrochimique composé d’un réseau de micro-condensateurs au graphène (voir leur présentation vidéo). Cet « ultracondensateur » affiche des performances sans commune mesure avec les batteries Lithium-Ion les plus efficaces : il est 100 à 1000 fois plus puissant et trois à quatre fois plus dense. Il s’agit là d’une véritable rupture technologique qui ouvre la voie à de futurs véhicules électriques munis de condensateurs ultrafiables en lieu et place de batteries coûteuses, lourdes et aux performances irrégulières. Cela permettrait notamment d’en finir avec les dégradations de performance au fil du temps et avec l’usure éventuellement prématurée des batteries en cas de non-utilisation prolongée d’un véhicule. Les véhicules électriques pourraient alors concurrencer directement les véhicules à moteur thermique.

L’équipe de UCLA s’est également attaquée avec succès à un problème majeur : la production du graphène. Richard Kaner et ses collaborateurs ont utilisé le laser d’un lecteur optique très ordinaire, Lightscribe, qui sert ordinairement à graver les DVD. Une fois le DVD recouvert d’une pellicule d’oxyde de graphite, le laser le « bombarde » et fabrique une électrode au graphène, baptisée LSG (Laser Scribed Graphene). Un jour, espèrent les chercheurs, on fabriquera le graphène sur des rotatives comme on imprime les journaux… Mais ce jour est encore loin. La technique du rouleau de scotch ou celle du laser de graveur de DVD sont évidemment incapables de fournir des quantités importantes. Les progrès sont toutefois indéniables. Alors qu’en 2004, Geim et Novoselov avaient produit un « morceau » de graphène trop petit pour être visible à l’œil nu, Samsung Electronics a présenté en 2013 une nappe de 76 centimètres de diamètre.

Graphène vs. silicium

Pour l’électronique, où règne sans conteste le silicium depuis des décennies, le graphène a-t-il un destin ? Il pourrait certainement servir de refroidisseur. Johan Liu, professeur à l’école polytechnique Chalmers de Suède, explique : « Dans un ordinateur, les points les plus chauds, pour l’essentiel les microprocesseurs, atteignent des températures qui s’étalent entre 55 et 115 °C. En appliquant une couche de graphène, nous avons fait baisser la température moyenne de 13°C. » Quand on sait qu’une hausse de 10°C de la température de travail peut réduire de moitié la durée de vie d’un équipement électronique et que la moitié de l’énergie consommée par un centre de calcul part en refroidissement, voilà un gain significatif d’efficacité énergétique. L’avenir apportera peut être des puces électroniques, des microprocesseurs, des transistors fonctionnant à des cadences impressionnantes, et ne chauffant pas. Un pas de plus vers la mythique « informatique froide ».

Les partisans du graphène affirment qu’il permettra de fabriquer des téléphones cellulaires si minces qu’ils pourront être intégrés dans des feuilles de papier ou des tissus. Compte tenu de sa structure simple, il sera possible d’en faire des écrans transparents à apposer sur les murs, les vitres ou les verres de lunettes. Bref, on ne « fabriquera » plus des appareils électroniques. Devenus ultrafins, ils seront tout simplement imprimés. On peut imaginer du papier électronique et des dispositifs de communication enroulables. A Chicago, les chercheurs de Northwestern University ont d’ailleurs mis au point une encre au graphène très conductrice, qui rendra possibles de tels outils de communication. Reste, défi non négligeable, à conserver la conductivité de l’encre après impression.

Parmi les innombrables applications envisagées pour le graphène, figurent des filtres pour dessalement, l’une des applications les plus frappantes et les plus directement utiles à l’heure qu’il est. L’opération de dessalement est aujourd’hui très coûteuse – inabordable dans de nombreux pays – en raison de la quantité d’énergie requise. Lockheed Martin développe un filtre au graphène, le perforène, qui pourrait révolutionner le dessalement par osmose inverse. Le perforène est environ 500 fois moins épais que les meilleurs filtres du marché – la membrane est encore plus fine que les atomes qu’elle filtre ! L’énergie et la pression nécessaires pour filtrer le sel sont donc environ cent fois moindres.

Le graphène est le plus célèbre des matériaux en 2D à avoir été découvert, mais il n’est plus le seul. Une petite dizaine d’entre eux est étudiée à travers le monde. Ils manifestent des propriétés complémentaires qui, par combinaison, ajouteront des fonctionnalités au graphène. Le nitrure de bore, par exemple, est également épais d’un atome mais à l’inverse du graphène, il s’agit d’un isolant, le plus efficace qui soit. Quant au Disulfure de molybdène, épais de trois atomes, il forme un semi-conducteur bien plus léger et solide que le silicium. A Manchester, le laboratoire de Konstantin Novoselov a combiné le graphène très conducteur et le dichalcogénure, un métal de transition qui absorbe la lumière solaire et la transforme en électricité. La combinaison pourrait déboucher sur des peintures extérieures capables de produire l’électricité nécessaire au fonctionnement des appareils à l’intérieur d’un bâtiment.

Choc en retour

Comme on pouvait l’imaginer, la graphène-mania, et les financements qu’elle attire, a provoqué un choc en retour dans le milieu scientifique. Certains rappellent que les nouveaux édifices d’atomes de carbone ont souvent déçu. Les fullerènes, vantés dans les années 1980, et les nanotubes de carbones (des feuilles de graphite enroulées), qui avaient enthousiasmé dans les années 1990, n’ont trouvé à ce jour aucune réelle application commerciale.

Il est vrai que le graphène n’a pas encore toutes les qualités pour révolutionner l’électronique. En attendant, les géants du secteur se contenteront du silicium car le graphène manifeste quelques insuffisances : ainsi, les fréquences de sortie des équipements au graphène sont parfois décevantes. Il n’est pas semi-conducteur et n’a pas la bande de conduction suffisante lui permettant de se conduire à lui seul comme un transistor, élément de base de l’électronique. Le graphène devra donc se contenter, sur ce marché emblématique, de niches plus étroites, par exemple les composants de l’électronique de haute fréquence.

Le professeur Novoselov lui-même reconnaît que l’engouement va trop loin. De son point de vue, il ne faut remplacer les matériaux d’usage courant que si les caractéristiques du nouveau matériau peuvent déboucher sur des applications assez compétitives pour justifier le coût et les inconvénients d’un pareil basculement. Bref, l’avenir du graphène dépend de la mise au point d’applications conçues spécifiquement pour lui. Se pose alors un problème de culture industrielle. Mark Goerbig, professeur à l’Ecole Polytechnique, estime qu’il faudra une génération pour former des ingénieurs à l’aise avec le graphène. Pour ce chercheur, en outre, le silicium n’a pas fini d’apporter des gains d’efficacité électronique au regard de la loi de Moore (doublement de la puissance des transistors tous les 18 mois), même si, dans un avenir encore imprécis, le graphène est certainement capable de faire mieux.

L’équation économique est difficile. En 2013, il en coûte 800 dollars pour fabriquer un gramme de graphène, ce qui promet encore de belles années au silicium et à ses dérivés. D’autant que la difficulté de fabrication se double d’un risque à la manipulation. Quand un matériau est épais comme un atome, toute action sur lui est de nature à modifier sa structure propre. Nul ne sait les conséquences, en termes de fusion sauvage, d’une juxtaposition de plusieurs nanomatériaux différents. En particulier, tout ajout de solvant au graphène menace sa conductivité.

En conséquence, le graphène suscite les mêmes débats que les autres nanomatériaux. Selon des études conduites par l’université américaine Brown, les bords aigus du graphène peuvent percer les cellules organiques, permettant à la substance de s’introduire dans la cellule et d’en perturber le fonctionnement. Les chercheurs évoquent la menace d’une nano-toxicité : des fragments peuvent percer les cellules jusqu’à une profondeur de 10 micromètres. La question pourrait se poser, par exemple, si on réussit à créer des rétines artificielles au graphène.

Quant à la solidité du matériau, sa propriété emblématique, elle est également sujette à caution. Des chercheurs de l’université Rice, au Texas, ont démontré qu’à la bordure d’une « feuille » de graphène, la structure hexagonale du matériau dégénère en pentagones et en heptagones, bien moins robustes. La moindre imperfection dans une feuille risque, selon eux, de créer de longues déchirures qui se propagent, à l’instar d’une fente dans un pare-brise.

Et la géopolitique du graphène ?
Même si c’est à Manchester qu’a été accomplie la percée initiale, l’Europe est à la traîne. Le recensement des brevets effectué par Cambridge IP, un cabinet britannique de stratégie technologique, conclut qu’à la fin de 2012, il y avait eu 2204 publications de brevets sur le graphène en Chine, 1754 aux États-Unis, 1160 en Corée du Sud – et seulement 54 au Royaume-Uni. Les Européens ont réagi. En janvier 2013, la Commission européenne a lancé le projet Graphène avec un budget massif : un milliard de dollars sur dix ans. Objectif affiché : développer les applications industrielles du graphène, et plus largement de la famille des matériaux bidimensionnels. Le projet est mené par un consortium de 74 partenaires académiques et industriels issus de 17 pays. Il réunit 126 groupes de recherche (dont quinze laboratoires français), qui travailleront sur onze chantiers : matériaux, santé et environnement, recherche fondamentale sur le graphène, matériaux bidimensionnels, électronique haute-fréquence, optoélectronique, spintronique, capteurs, électronique flexible, applications à l’énergie, matériaux nano-composites et technologies de production.

Que retenir de cette effervescence ? Tout d’abord, l’enjeu de recherche : il n’y a pas dix ans que ce matériau a été isolé, et tout reste à faire pour maîtriser sa physique et explorer les immenses possibilités qu’il ouvre dans de nombreux champs. Ensuite, même si de sérieuses interrogations subsistent sur les dangers potentiels d’une fabrication massive (songeons à l’amiante), il semble aujourd’hui évident que dans des secteurs aussi cruciaux que le photovoltaïque, les composants informatiques ou les batteries électriques, le graphène peut donner lieu à des ruptures technologiques susceptibles de changer radicalement la donne. Reste à passer à la production industrielle – une affaire à suivre de très près.

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech

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