Sur le campus de Philadelphie, une équipe de l’Université de Pennsylvanie (USA) a réussi l’exploit de faire circuler des signaux quantiques sur la fibre optique commerciale de Verizon en utilisant tout simplement… l’Internet Protocol (IP). Cette prouesse technique, décrite dans la revue Science, démontre qu’il est possible d’emprunter les artères de notre web actuel pour transporter l’information la plus fragile qui soit : celle provenant de particules intriquées.
Sortir du laboratoire
Jusqu’ici, les démonstrations de communications quantiques se cantonnaient pour l’essentiel à des bancs optiques stabilisés, maintenus à l’abri des courants d’air et des variations thermiques. Les chercheurs ont branché leur système sur de la fibre déjà déployée, soumise aux secousses de la ville et aux variations de température. Le passage en conditions réelles imposait en contrepartie des systèmes d’auto-compensation robustes.
Sur le tronçon de plusieurs kilomètres mis à disposition par Verizon, le tandem tête-charge a conservé un taux de fidélité supérieur à 97% malgré le trafic ambiant. Mieux : les routeurs n’ont pas eu besoin de modification matérielle pour commuter les paquets mêlant bits traditionnels et qubits intriqués.
« Nous parlons la même langue que l’internet classique », insiste Robert Broberg, doctorant en électronique et coauteur. « En 1990, connecter quelques universités a déclenché un bouleversement mondial ; la situation actuelle pourrait suivre une trajectoire analogue. »

Le pari d’un « Q-Chip » hybride
Au cœur de l’essai, une puce de silicium de quelques millimètres carrés, surnommée « Q-Chip » pour Quantum-Classical Hybrid Internet by Photonics. Conçue dans les salles blanches de Penn Engineering, la puce orchestre simultanément deux flux : une « tête » classique, lisible et routable par les équipements réseau existants, et une « charge » quantique fragile, protégée de toute mesure directe.
Yichi Zhang, doctorant et premier auteur de l’article publié dans Science, explique la métaphore ferroviaire qu’il affectionne : « Le signal classique agit tel une locomotive guidant la rame, tandis que les qubits voyagent en wagons scellés ; ouvrir un wagon détruirait immédiatement son contenu, mais la locomotive assure l’itinéraire ».
Le point clé tient à la synchronisation. Le signal classique précède légèrement son homologue quantique, de façon à enregistrer en temps réel la moindre fluctuation de température ou de vibration touchant la fibre. Parce que perturbations subies par l’un frappent l’autre avec la même ampleur, l’algorithme embarqué extrapole les corrections à appliquer sans jamais sonder le message quantique lui-même.
Liang Feng, professeur en science des matériaux et auteur principal, résume la philosophie : « Plutôt que réinventer les routes, nous avons appris à faire rouler des convois quantiques sur l’autoroute existante ».
Ce tandem autorise l’usage d’IP, le protocole qui adresse nos e-mails comme nos vidéos, sans exiger de nouvelle couche réseau exotique. Mieux : toutes les perturbations subies par l’entête se reflètent dans le qubit. En comparant le signal attendu et le signal reçu, la puce applique une correction d’erreurs « en miroir » sans jamais observer directement la particule quantique, évitant ainsi son effondrement.
Vers un Internet quantique pragmatique
Le « Q-Chip » s’appuie sur des procédés de gravure déjà employés par les fondeurs de photoniques sur silicium, secteur en plein essor pour les interconnexions de centres de données. Une compatibilité qui, selon les chercheurs, devrait abaisser les coûts et accélérer la production en série, à l’inverse des cristaux non linéaires ou sources de photons uniques habituellement convoqués dans les expériences quantiques.
Restent plusieurs obstacles avant toute généralisation. D’abord, la gestion d’un réseau maillé rassemblant des milliers de nœuds exigera des protocoles de distribution d’intrication à grande échelle. Ensuite, la distance demeure limitée : sans répéteurs quantiques, l’atténuation optique finit par détruire la corrélation des paires de photons. Enfin, la sécurité devra être repensée ; si la théorie promet une inviolabilité fondamentale, l’implémentation pratique ne sera à l’abri ni des erreurs humaines ni de certaines attaques physiques.
À terme, un tel réseau permettrait de téléporter l’information entre calculateurs distants, d’accélérer la recherche en chimie ou encore de sécuriser des communications diplomatiques. Pour l’heure, l’équipe de Penn Engineering prépare déjà une version améliorée de la puce, destinée à être testée sur un segment interurbain. Si la réussite se confirme, la ligne séparant le fantasme de l’ingénierie disparaîtra un peu plus.
Article : « Classical-decisive quantum internet by integrated photonics » – DOI : 10.1126/science.adx6176
Source : UPENN