Obsolescence programmée : un faux débat ?

Le cas est devenu emblématique : c’est une cartouche d’encre d’imprimante équipée de deux puces électroniques. La première est chargée de bloquer l’impression bien avant que l’encre ne soit épuisée. Ensuite, la seconde interdit le remplissage des cartouches vides. Bienvenue dans l’obsolescence programmée, ou « désuétude planifiée », le modèle économique qui regroupe toutes les techniques visant à réduire la durée de vie ou d’utilisation d’un produit, afin d’en augmenter le taux de remplacement.

En Europe, il a fallu attendre 2006 et l’entrée en vigueur de la DEEE (Directive européenne relative aux déchets d’équipements électriques et électroniques) pour que les fabricants d’imprimantes vendent dans l’Union des cartouches recyclables. Les intéressés, qui tirent bien plus de la moitié de leurs revenus des cartouches d’encre, ont vite trouvé la parade. Pour empêcher le développement d’un second marché de la cartouche recyclée qui leur ferait directement concurrence, ils ont entrepris de récupérer les cartouches vides, pour les détruire. Privés d’obsolescence programmée, ils cherchent tout de même à garder le contrôle du marché.

Dans le secteur de l’électronique grand public, l’ « obsolescence programmée » est une addiction dont il est ardu de se défaire. Les exemples foisonnent d’appareils tombant en panne juste après la fin de période de garantie. Chez Apple, la batterie de l’Ipod est un peu fragile et la remplacer coûte juste un peu moins que le prix d’un nouvel Ipod. Le même Apple est poursuivi par l’institut brésilien de droit des logiciels (Ibdi) au motif que la tablette Ipad 4, sortie quelques mois seulement après l’Ipad 3, nuisait clairement aux détenteurs de cette dernière sans apporter d’amélioration significative. Citons encore les chargeurs d’appareils électroniques, inutilement différents, y compris pour des modèles successifs de la même marque, et qui s’accumulent dans les tiroirs, en parfait état de marche mais… obsolètes.

D’autres secteurs sont frappés : certains éditeurs de livres scolaires sont régulièrement accusés de modifier les ouvrages à la marge d’une année sur l’autre, pour obliger les établissements et les élèves à racheter la nouvelle version. Et quand la fiabilité technique des produits augmente – c’est le cas pour les voitures – et prolonge leur durée de vie, les constructeurs cherchent à créer, par le truchement du design, une obsolescence visuelle des modèles antérieurs. Ils rejoignent ainsi cette version primitive de l’obsolescence programmée que fut la mode féminine.

Le dommage collatéral de l’obsolescence programmée, c’est évidemment le gaspillage et l’empilement des déchets en état de fonctionnement. Concevoir les produits de manière à ce qu’ils cessent rapidement d’être utilisables est considéré au mieux comme une perfidie commerciale et une tromperie du consommateur, au pire comme un crime contre l’environnement. A l’heure de la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) triomphante, elle a donc mauvaise presse et un sénateur écologiste français a même tenté de la pénaliser par la loi.

Le monde idéal de la circularité

En théorie, pourtant, l’obsolescence programmée n’est pas condamnée à entraîner du gaspillage. Si rien n’était jeté, si l’économie était parfaitement circulaire, tous les comportements seraient tolérables. Il faudrait pour cela que le recyclage fasse des progrès considérables et que les produits, qui sont conçus pour être obsolètes rapidement, soient également fabriqués de manière à optimiser la récupération et le recyclage des matières premières les plus rares qu’ils abritent.

Une directive européenne de 2012 vise à porter à 85 % le taux de collection de ces déchets. Dans un monde idéal de recyclage systématique, il serait possible de concilier consommation débridée, frénésie de mode, obsolescence programmée et protection de l’environnement. À condition que les fabricants prennent en considération toutes les vies successives d’un produit et ne privilégient pas seulement la portion de vie qui leur apporte un chiffre d’affaires. Bref, qu’ils prennent de la hauteur par rapport à la chaîne de valeur. Les fabricants de batteries de voiture électriques ont intégré cette dimension. Ils prévoient qu’après avoir servi dans les voitures puissantes, puis pour des automobilistes à « petits trajets », les batteries finiront comme unités de stockage d’électricité.

Même les fabricants bien intentionnés sont perplexes. Abandonner l’obsolescence programmée ne reviendrait-il pas à scier la branche qui supporte leur modèle de revenu ? Pour répondre à cette interrogation, il convient de changer de paradigme, de s’inspirer du monde des logiciels dans lequel on peut proposer des mises à jour qui ne remettent pas en cause le fonctionnement de la structure principale du produit. L’innovation passerait par la fonctionnalité et la finalité, plutôt que par l’objet lui-même. Cette révolution passe par une rupture dans l’identité de l’objet, qui cesse d’être le centre du processus de vente et devient un des rouages d’une chaîne de finalité. Par exemple, la voiture ou la bicyclette deviennent deux maillons dans la chaîne du « fournisseur de mobilité ».

Arme de gaspillage massif ou accélérateur de progrès ?

Si l’obsolescence est une perfidie, le consommateur est un complice enthousiaste, comme le notait le designer Brooks Stevens (1911-1995) : « L’obsolescence programmée, c’est le désir du consommateur de posséder, un peu plus tôt que nécessaire, quelque chose d’un peu plus neuf et de plus performant. » Philip Kotler, célèbre professeur de stratégie marketing à l’université Northwestern, fait aussi partie de ses défenseurs assidus : « Ce qu’on appelle obsolescence programmée reflète tout simplement les forces concurrentielles et technologiques à l’œuvre dans une société libre, des forces qui conduisent à une amélioration permanente des biens et des services. » Elle serait en quelque sorte le carburant / lubrifiant fondamental de l’économie de marché.

Comme le cholestérol, l’obsolescence programmée n’est pas un mal univoque. La mauvaise obsolescence consiste à introduire des changements cosmétiques qui n’améliorent ni l’utilité ni la performance et contraignent au remplacement pour de fausses raisons. C’est ce que les experts appellent la « pseudo obsolescence fonctionnelle », difficilement détectable car elle s’enveloppe volontiers d’un design innovant. Cette stratégie crée à la fois de la frustration chez les consommateurs et des périls pour l’environnement.

Inversement, il existe de bonnes raisons de planifier l’obsolescence. S’ils n’étaient pas sciemment conçus pour ne pas durer, certains produits seraient hors de portée de la majorité des gens. Autre argument respectable : le « value engineering », c’est-à-dire l’analyse de la valeur dans la phase de conception. L’objectif est d’utiliser aussi peu de matériaux que possible, tout en offrant une durée de vie acceptable, mais aussi de faire en sorte que toutes les parties dysfonctionnent à peu près en même temps, pour limiter le gaspillage. C’est en quelque sorte l’obsolescence programmée responsable. Un exemple simple : compte tenu du rythme des avancées technologiques dans les télécommunications, il serait inutile de construire un téléphone portable capable de durer dix ans. C’est une bonne chose que les terminaux mobiles soient faits pour l’essentiel de morceaux de plastique bon marché. Un téléphone fait de titane durerait beaucoup plus longtemps que son utilité. Cette bonne obsolescence programmée protège l’environnement. L’ « obsolescence fonctionnelle » a également ses vertus. Elle se produit quand l’introduction d’un produit radicalement innovant rend les modèles précédents, non seulement démodés mais largement inutiles. C’est le cas des smartphones, dont les fonctionnalités n’ont rien à voir avec celles des premiers téléphones mobiles.

Le concept d’obsolescence programméee concerne pour l’essentiel la grande consommation. On a pu la rapprocher de la mode, qui dévalue année après année des vêtements ou accessoires achetés fort cher. Mais on notera au passage que l’industrie du luxe, surtout l’extrême luxe, fonctionne sur le principe inverse, celui de l’ « éternité garantie ». Face à cette durabilité du produit, c’est le consommateur qui va vivre l’obsolescence pour lui-même. La marque horlogère Patek Philippe avait porté cette notion à son paroxysme dans une publicité fameuse : « Vous ne posséderez jamais une Patek Philippe, vous en serez le détenteur pendant une génération. »

Un remède à la crise ?

Pour l’obsolescence programmée, la méfiance actuelle relève du destin contrarié. Car il fut un temps où certains croyaient sincèrement qu’elle allait sauver le monde. En 1932, au beau milieu de la Grande Dépression, alors que la consommation et l’investissement sont paralysés, l’essayiste américain Bernard London publie un essai retentissant, « Ending the Depression Through Planned Obsolescence ». Pour lui, la croissance est une chose trop importante pour être laissée à l’humeur des consommateurs : « Partout, saisis par la peur et l’hystérie, ils désobéissent aux lois de l’obsolescence. Ils se servent de leur ancienne voiture, de leurs vieux pneus, de leurs vieilles radios et de leurs vieux vêtements beaucoup plus longtemps que les statisticiens ne l’avaient prévu. La société subit, de ce fait, une perte incalculable en renonçant à la force de travail de dizaines de millions d’êtres humains. » Pour London, « l’impasse actuelle résulte d’une organisation insuffisante de la société. Elle est trop dépendante des caprices imprévisibles du consommateur. Notre bien-être a été abandonné au hasard. Mon plan est simple : il faut programmer l’obsolescence du capital et la durée de consommation des biens au moment même de leur production ». C’est dit.

London s’inscrit dans un courant de pensée fondamentalement optimiste. Longtemps, on avait, avec Malthus, redouté les pénuries, notamment alimentaires, qu’un monde en croissance démographique folle allait irrémédiablement affronter. Mais la révolution industrielle et les progrès technologiques ont modifié l’équation et les esprits se sont installés dans une autre fiction, celle d’un monde aux ressources illimitées : « La technologie moderne et l’approche scientifique du commerce, cette véritable aventure de l’esprit, ont augmenté la productivité des usines et des champs dans des proportions telles que le problème économique fondamental n’est plus la stimulation de la production mais l’organisation des acheteurs. » Pour lui, organiser les acheteurs, c’est décider pour eux quand et comment ils effectueront leurs achats.

Que conclure de ce parcours ? Tout d’abord que sur le plan strictement économique, le modèle de l’obsolescence programmée n’est pas dénué de pertinence et qu’il n’a pas dit son dernier mot. Il n’est pas exclu, même, que les consommateurs en bénéficient, au moins indirectement, par les innovations qu’il permet de rendre profitables.

Mais l’idée d’une industrie tournant toujours plus vite a aujourd’hui du plomb dans l’aile. D’un côté, elle se présente sous la forme écologiquement séduisante de l’économie circulaire – mais nous n’y sommes pas encore. De l’autre, quatre-vingts ans après London, l’optimisme a fait place au doute, au moins dans les pays avancés. L’idée que les ressources sont finies fait à nouveau son chemin. Quand il faut 150 000 litres d’eau pour construire une voiture et 7000 litres pour fabriquer un jeans, programmer l’obsolescence apparaît comme une affreuse conspiration. À elle seule, la France produit chaque année un million de tonnes de déchets électriques et électroniques. Les mouvements « verts » ont beau jeu de dénoncer cette contradiction : alors que l’argent manque pour financer la transition écologique, les entreprises investissent des sommes et une énergie considérables pour fabriquer des produits délibérément défectueux. Pour ces courants qu’une opinion inquiète écoute de plus en plus attentivement, c’est là un démolissage prédateur, à mille lieues de la destruction créatrice vantée par Schumpeter.

Cet article a été publié en septembre 2013 par Knowledge@Wharton, sous le titre “Still hot – or not? Technology Firms Face Faster Product Cycles”.

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech

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