Par-delà les limites du visible, à l’échelle du nanomètre, se joue une partie essentielle de l’avenir technologique. Des matériaux aussi fins que quelques couches d’atomes — des feuilles d’un milliardième de mètre d’épaisseur — sont aujourd’hui au centre d’une intense activité de recherche. Leur potentiel s’étend de la biomédecine aux dispositifs électroniques, en passant par le stockage d’énergie ou les environnements extrêmes. Mais leur manipulation exige une rigueur extrême : à cette échelle, la matière obéit à des lois singulières, où l’ordre et le désordre se disputent le contrôle des propriétés physiques et chimiques.
C’est dans ce domaine que travaille Babak Anasori, professeur associé en génie des matériaux et mécanique à l’université Purdue, titulaire de la chaire Reilly Rising Star. Son laboratoire se concentre sur une famille particulière de nanomatériaux bidimensionnels : les MXenes — prononcés “max-eens” — découverts en 2011 et désormais considérés comme la plus vaste famille connue de matériaux 2D. Ces composés, à base de carbures et de nitrures de métaux de transition, offrent une combinaison rare de conductivité électrique élevée, d’hydrophilie, de modularité chimique et de fonctionnalités inédites. Leur structure en couches, comparable à des “sandwichs atomiques”, en fait des candidats idéaux pour une multitude d’applications technologiques.
Dans un article publié récemment dans Science, la revue de référence de l’American Association for the Advancement of Science, Anasori et ses collaborateurs ont repoussé les frontières de la synthèse matérielle. Ils ont réussi à intégrer jusqu’à neuf métaux de transition différents dans une seule feuille bidimensionnelle de MXene. Leur réalisation, d’une complexité remarquable, permet d’évaluer avec précision le rôle de l’entropie face à l’enthalpie — tendance naturelle à l’ordre — dans la stabilisation de ces architectures atomiques.
L’impact de cette étude ne se limite pas à la création de quelques phases inédites. L’équipe a conçu, découvert et caractérisé près de quarante matériaux stratifiés distincts, combinant deux, quatre, cinq, jusqu’à neuf métaux.

« Ce sont de nouveaux carbures stratifiés, de véritables sandwiches atomiques », explique Babak Anasori. « L’aspect fascinant réside dans la manière dont les atomes s’organisent dans ces structures. Imaginez préparer des cheeseburgers avec deux à neuf ingrédients. Vous mettez tout — steak, fromage, salade, tomate, cornichons, pain — dans une boîte magique, vous secouez (vous apportez de l’énergie), et à l’ouverture, le sandwich s’est assemblé tout seul, parfaitement ordonné. Encore plus étonnant : chaque fois que vous répétez l’opération, les couches se disposent dans le même ordre — le steak toujours sous les légumes, par exemple. C’est ce qui se produit avec deux à six métaux : les atomes adoptent un arrangement préférentiel, dicté par l’enthalpie. Mais si vous ajoutez un ou plusieurs ingrédients — un deuxième steak, du bacon, des oignons — alors la boîte magique parvient à assembler le sandwich, mais l’ordre des couches varie à chaque tentative. De même, avec sept métaux ou plus, les atomes perdent toute préférence d’agencement : le désordre véritable, l’entropie élevée, s’installe. Notre “magie”, ici, c’est la thermodynamique ; notre “boîte”, un four à très haute température — 1600 degrés Celsius, soit environ 3000 degrés Fahrenheit. »
Avant de transformer ces structures en MXenes, l’équipe a d’abord synthétisé près de quarante phases MAX — matériaux “parents” des MXenes, caractérisés par des interfaces covalentes-métalliques-covalentes. Cette étape fondamentale a permis d’observer comment l’ordre ou le désordre atomique influence les propriétés de surface et le comportement électronique des matériaux dérivés, des paramètres déterminants pour leur adéquation à des applications concrètes.
Brian Wyatt, chercheur postdoctoral dans le laboratoire d’Anasori et premier auteur de l’article, souligne la portée de ces résultats pour la communauté scientifique internationale. « Cette étude montre que l’ordre à courte portée — c’est-à-dire la disposition des atomes sur une distance de quelques diamètres atomiques — détermine l’influence relative de l’entropie et de l’enthalpie sur les structures et leurs propriétés », précise-t-il. « Pour la communauté scientifique au sens large, ce travail constitue une avancée majeure dans la compréhension des mécanismes thermodynamiques qui gouvernent la formation et les transitions ordre-désordre dans les matériaux à haute entropie. Dans le domaine spécifique des céramiques stratifiées et des matériaux 2D, il élargit considérablement le spectre des compositions possibles, et donc des applications envisageables. »
Cette démarche s’inscrit dans la philosophie du laboratoire d’Anasori : découvrir des phases de MXenes et des nanomatériaux inédits, inexistants dans la nature. L’équipe explore comment maîtriser la thermodynamique et la cinétique des réactions pour concevoir des architectures sur mesure, capables de résister à des conditions extrêmes — températures ultra-élevées, radiations intenses. Ces matériaux pourraient servir à interagir avec les ondes électromagnétiques, à les absorber ou les réfléchir, ou encore à constituer des antennes ultraminces pour les technologies de communication de demain.

« Nous voulons continuer à repousser les limites de ce que les matériaux peuvent accomplir, particulièrement là où les matériaux actuels échouent », affirme Anasori. « L’objectif ultime est de créer des matériaux qui surpassent tout ce que l’humanité connaît aujourd’hui dans des environnements exigeants — qu’il s’agisse de favoriser les énergies propres, d’augmenter l’autonomie des véhicules électriques par grand froid ou en climat désertique, ou encore de concevoir des structures fonctionnelles dans l’espace ou en grande profondeur sous-marine. J’espère que nos travaux contribueront à rendre possible la prochaine génération de technologies. »
Dans cette prochaine génération, selon lui, « la découverte de matériaux jouera un rôle central, là où il est encore possible de poser des questions comme : “Pourquoi ne pas disposer les atomes autrement, ou les combiner différemment, pour créer des matériaux aux propriétés inédites et exceptionnelles ?” »
Article : « Order to disorder transition due to entropy in layered and 2D carbides » – DOI: 10.1126/science.adv4415
Source : U. Purdue