La révolution invisible de l’industrie automobile

Ci dessous, l’Interview de Rémi Maniak, Maître de conférences à Télécom Paristech et chercheur à l’Ecole polytechnique.

Dans le livre que vous venez de publier avec Christophe Midler et Romain Beaume, vous appelez à « Réenchanter l’industrie par l’innovation ». Et vous prenez comme exemple l’industrie automobile. On attendait plutôt les biotechs ou les nanotechologies…

Rémi Maniak
. Ce qui est étrange, c’est qu’on semble redécouvrir aujourd’hui l’importance centrale de l’industrie « traditionnelle ». Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour affirmer qu’il faut sauver l’industrie, et que l’innovation est un levier essentiel pour y parvenir. Mais comment s’y prend-on ? Au-delà des discours volontaristes, nous avons cherché à comprendre comment les entreprises d’un secteur mature s’y prenaient, dans les faits, pour innover. L’automobile était un terrain tout désigné. Comment un secteur plus que centenaire, apparemment immuable (quatre roues, un volant…), souvent donné pour mort, parvient-il encore survivre et à séduire les clients ?

Comment vous y êtes-vous pris ?

Pendant plusieurs années, nous avons pu analyser les pratiques de neuf constructeurs automobiles. Il a fallu gagner leur confiance pour qu’ils nous laissent entrer dans leurs organisations et analyser des vrais projets. Ce que l’on cherchait c’étaient les pratiques réelles, pas seulement les powerpoint officiels ! Au final, nous avons pu analyser 26 projets d’innovations technologiques, et plusieurs innovations produits radicales (véhicule électrique, low cost…). Et le moins que l’on puisse dire est que les constructeurs se sont largement transformés depuis le management de l’innovation que nous avions pu observer dans les années 90 !

Pouvez-vous nous rafraîchir la mémoire ?

L’innovation, dans les années 90, c’était principalement le développement produit. L’enjeu était de lancer des produits plus nombreux pour couvrir des segments de plus en plus variés, plus souvent pour provoquer le renouvellement d’achat, le tout dans une enveloppe budgétaire évidemment de plus en plus contrainte. En 20 ans, les meilleures pratiques de gestion se sont largement diffusées (projets lourds, plateformes, co-développement…), et la course atteint aujourd’hui un pallier.

Le paradoxe est que plus les organisations se structuraient pour multiplier les lancements produits, moins elles étaient capables de dévier du dominant design classique. Plusieurs mécanismes entretiennent cette stabilité : commonalisation maximale de pièces (plateforme), reconduction croissante des cahiers des charges, stabilisation des référentiels métiers… On cherchait l’innovation, et on aboutit à des produits de plus en plus semblables. Pour continuer à innover, il fallait passer à autre chose.

En quoi consistent ces nouvelles stratégies ?

L’enjeu pour les constructeurs est de pimenter leur offre sans déstabiliser la puissance de développement qu’ils ont mis des décennies à construire.

Cela renvoie à deux échelles d’innovation : l’ajout de « petites » innovations à des nouveaux produits classiques, ou le développement de produits franchement nouveaux comme le véhicule électrique.

Dans le premier cas, en gros, il s’agit de se concentrer sur des technologies embarquées. Dans l’automobile des années 2000, des dizaines d’innovations de ce type ont ainsi été lancées afin de différencier les nouveaux modèles sur un marché de plus en plus saturé : affichage tête-haute sur pare-brise, 4 roues directrices, systèmes d’ouverture et de démarrage sans clé, assistance au parking automatique ou semi-automatique, pare-brise panoramique, système stop-start qui coupe le moteur à l’arrêt… les constructeurs ont largement mis en avant ces innovations ciblées dans la promotion de leurs nouveaux modèles.

Dans le second, les constructeurs cherchent à rompre avec les normes de marché établies. En développant des produits radicalement nouveaux à la fois sur le plan des technologies, des usages et de l’univers conceptuel associé, l’enjeu est de créer les segments de demain en bénéficiant d’un (éventuel) avantage au premier entrant. Le véhicule hybride, électrique, low cost… autant de tentatives de déstabilisation du dominant design qui cherchent à initier un sillon, et qui parfois y parviennent.

Sur ces deux échelles, les stratégies d’innovation des années 2000 se distinguent également par leur continuité multi-produit.

C’est-à-dire une vision de l’innovation qui s’étale sur plusieurs produits ?

Exactement. Et ce n’est pas simple. Les années 90 nous ont habitué à penser ce processus selon la métaphore de « l’entonnoir », où entrent des idées, et sortent des produits. Penser l’innovation en même temps que le nouveau produit incite à faire des « coups ». Cela peut marcher, mais c’est risqué. Quel que soit le résultat, les processus d’innovation performants savent rebondir sur ces coups, pour construire des actifs durablement différenciant. Quand dix produits sont développés chaque année en parallèle, l’innovation se pense forcément sur un terrain multi-produit ! Les innovations sont préparées, embarquées sur un premier produit, éjectées, rembarquées, modifiées, déployées… Penser l’innovation uniquement à l’échelle du produit ne permet pas de décrire de tels « parcours d’innovation » – ainsi que nous les avons appelés. Il faut commencer par bien se représenter ces trajectoires pour pouvoir les piloter sur le bon périmètre et le bon horizon.

Précisément, comment ces stratégies impactent-elles l’organisation des firmes ?

Elles touchent tous les étages. De la recherche au développement, la vente, les achats, le marketing, le contrôle de gestion… Citons juste ici trois éléments.

Tout d’abord, on voit que la performance se trouve dans la cohérence de l’articulation entre mainstream et innovation. Cela passe par la mise en place, au bon niveau, d’une instance de décision multipartite actant (et assumant) des stratégies « multi-coups ». Pour les innovations technologiques, il s’agit d’acter quels produits doivent bénéficier de quel panier d’innovations, comment ces mariages innovation/produit doivent être séquencés dans le temps, dans une logique de valorisation cohérente de la marque et des produits. Côté produits de rupture, cette instance articule le développement de produits standards chargés de prolonger l’existant, et le développement de produits pionniers chargés d’explorer de nouveaux marchés, concepts, compétences…

Deuxième élément, à un niveau opérationnel, la performance des parcours obéit à des critères spécifiques, assez différents des traditionnels critères qualité-coût-délai. D’une part parce que ce qui est recherché ici est moins l’économie de coût que la valeur globale pour l’entreprise ; ce qui ouvre sur de nouveaux critères liés à la propension à payer pour une nouvelle fonctionnalité, les retombées sur la marque, l’effet de levier sur les volumes (conquête de nouveaux clients…)… D’autre part, parce que la performance des innovations repose en grande partie sur les rebonds potentiels qu’elles peuvent générer. Là aussi, cela ouvre sur de nouveaux critères de pilotage : intégrabilité architecturale multi-produit, cohérence par rapport aux roadmaps métiers, facilité à déployer les technologies sur l’ensemble de la gamme, capacité à capturer les actifs clés liés à un nouveau concept produit…

Troisième élément : la segmentation des équipes, traditionnellement basée sur des acteurs de recherche « amont », et des acteurs de développement « aval », est globalement mise à mal par ce nouveau régime d’innovation. Le déploiement des technologies implique de mettre l’accent sur des équipes transversales aux programmes véhicules et des responsables de domaines d’innovation qui survivent et capitalisent sur l’ensemble du parcours. Les ruptures produit majeures peuvent nécessiter d’avoir recours à une équipe projet « sortie » du reste de l’organisation, afin de pouvoir s’affranchir des standards (de conception, de commercialisation,…) institués. Ce fut le cas pour les projets Logan ou Hybrid Toyota. L’enjeu est alors de savoir pérenniser leurs spécificités pour répéter leurs percées sur plusieurs produits, et d’organiser le déploiement de leurs meilleures pratiques dans les standards « maison ». Notons que dans ces deux exemples, les constructeurs ont particulièrement bien réussi.

Cela ouvre sur la question des compétences. Comment l’entreprise parvient-elle à valoriser ses compétences-clés, dans un environnement aussi mouvant ?

Vaste question ! Un bref coup détour par la littérature académique peut nous aider à la cadrer.

La question de la reconfiguration des compétences-clés de l’entreprise alimente actuellement un débat académique intense. Notamment, les travaux sur l’ingénierie de la conception et les dynamiques de métiers ont bien montré la nécessité de ne pas épuiser les compétences avec les projets, mais plutôt de prendre les projets comme des opportunités d’apprentissage. On peut citer aussi les travaux sur les capacités dynamiques, qu’on pourrait définir comme les capacités d’une entreprise à intégrer, construire et reconfigurer les compétences internes et externes en vue de répondre à un environnement changeant. Le cadre d’analyse du parcours d’innovation s’inscrit dans ce courant théorique, en décrivant un processus cohérent avec la dynamique de renouvellement des produits et des compétences.

La littérature spécialisée voit souvent dans les processus de développement de nouveaux produits des vecteurs essentiels de capacités dynamiques. Or dans certains secteurs et en particulier l’industrie automobile, la logique de développement ne permet souvent pas d’entretenir des boucles d’apprentissages suffisantes. Le processus de développement d’un nouveau produit s’apparente donc à ce qu’on appelle une « zero-order activity » : une activité qui ne permet pas de régénérer ses produits et ses compétences de manière suffisante pour faire autre chose que de simples nouveaux produits, moyennement attractifs.

Les innovations développées sont un défi pour les référentiels des métiers. Ces derniers doivent en effet remettre en question les cahiers des charges, les périmètres, et les procédures de validation, pour développer et industrialiser l’innovation. Ce travail met à jour les bases de connaissances des futurs développements, et réactualisent les routines internes qui permettent de les mobiliser : nouveaux modèles génératifs, nouveaux périmètres techniques et fonctionnels etc.

Ce rôle sur les compétences de la firme constitue parfois une raison d’être essentielle des innovations. Ainsi, un constructeur japonais nous a confié avoir lancé dernièrement une innovation au seul dessein de constituer un challenge d’apprentissage pour ses départements techniques. Pour un autre constructeur, nous avons pu montrer que le développement d’une innovation avait, au sein du métier concerné, contribué à une augmentation sensible du niveau de qualité.

Sur le papier, tout le monde y gagne… mais on connaît le poids des routines et l’inertie des grandes organisations. L’application des principes que vous avez mis au jour à l’échelle des entreprises industrielles ne se révèle-t-elle pas délicate ?

C’est évident. Cette tension vient de l’acrobatique dosage entre innovation et mainstream. D’un côté, si l’entreprise mise trop sur ces innovations, elle désoriente les clients et met en danger la belle mécanique de développement sur laquelle repose sa performance actuelle. D’un autre côté, tout miser sur le mainstream place le constructeur dans une situation hyper compétitive où, sans atout particulier, il est condamné à se battre sur le facteur coût, ou à exploiter jusqu’à l’os quelques actifs hérités (une réputation sur certains marchés par exemple).

A cette tension stratégique correspond une tension opérationnelle. Chez tous les constructeurs, ces deux logiques se retrouvent dans les débats internes, parfois assez violement. C’est justement les organisations et les processus qui permettent de contribuer à dépasser ces tensions que nous avons cherché à éclairer.

Certes, les changements sont importants : repositionner les périmètres de rentabilité, transformer certains métiers, créer de nouveaux outils de pilotage, modifier les politiques achats… Autant d’actions qui se heurtent à un ensemble de « technologies invisibles » – pour reprendre l’expression de Michel Berry – héritées de 30 années de rationalisation de la conception. Mais c’est un secteur qui a l’habitude de se réinventer. L’impératif d’innovation pousse les entreprises à surmonter cette inertie, et à expérimenter des transformations internes.

En tant que chercheurs en gestion, c’est notre rôle d’accompagner ces expérimentations, et de les formaliser à un niveau suffisamment générique pour que d’autres puissent s’en saisir.

[ Archive ] – Cet article a été écrit par Paristech

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