Le mardi 7 octobre 2025, l’Académie royale des sciences de Suède a décerné le prix Nobel de physique à trois chercheurs qui ont façonné les contours de l’informatique quantique moderne. Parmi eux, Michel Devoret, physicien français de 72 ans, professeur à l’université Yale, partage la distinction avec le Britannique John Clarke et l’Américain John Martinis pour leurs travaux pionniers sur l’effet tunnel quantique macroscopique. Leurs recherches, menées dans les années 1980 à l’université de Californie à Berkeley, ont démontré que les lois quantiques ne se cantonnent pas à l’infiniment petit mais peuvent gouverner des objets de taille macroscopique.
Une trajectoire franco-américaine
Né le 5 mars 1953 à Paris, Michel Devoret entame sa formation à l’École nationale supérieure des télécommunications dont il sort diplômé en 1975. Après un diplôme d’études approfondies en optique quantique et une thèse de troisième cycle en physique atomique et moléculaire à l’université d’Orsay, il obtient un doctorat d’État en physique de la matière condensée au CEA de Saclay, dans le groupe d’Anatole Abragam. C’est au cours d’un séjour postdoctoral à Berkeley, entre 1982 et 1984, qu’il mesure pour la première fois les niveaux quantiques macroscopiques d’une jonction Josephson, aux côtés de John Martinis, alors étudiant en thèse.
De retour en France, il fonde avec Daniel Esteve et Cristian Urbina le groupe Quantronique au laboratoire de l’Orme des Merisiers du CEA, dédié à la physique mésoscopique et aux circuits électriques quantiques. En 2002, il rejoint l’université Yale où il dirige le laboratoire de nanofabrication en physique appliquée. Parallèlement, il occupe un poste de directeur scientifique au Quantum AI Lab de Google, contribuant ainsi à faire le pont entre recherche fondamentale et applications technologiques.
Daniel Estève, membre de l’Académie des sciences, directeur au CEA a travaillé avec Michel Devoret et nous dit quelques mots sur cette prestigieuse distinction ⬇️
L’effet tunnel à l’échelle humaine
Les expériences récompensées reposent sur un dispositif appelé jonction Josephson, constitué de deux fils supraconducteurs séparés par une fine couche isolante. En théorie, cette barrière devrait empêcher le passage du courant. Pourtant, en refroidissant le système à des températures proches du zéro absolu, les trois scientifiques ont observé qu’un courant électrique traversait bel et bien cette barrière grâce à l’effet tunnel quantique. Plus remarquable encore, ils ont démontré que l’ensemble des particules chargées formait un système se comportant comme une particule unique remplissant tout le circuit.
Leur observation du quantique à l’échelle macroscopique, dans des circuits électriques que l’on peut tenir dans la main, a bouleversé la compréhension des frontières entre le microscopique et le macroscopique. Les jonctions Josephson, objets physiques visibles à l’œil nu, se mettaient à obéir aux règles étranges de la mécanique quantique, celles-là mêmes qui régissent habituellement les atomes et les électrons. Leur découverte a ouvert un champ scientifique entièrement nouveau et posé les fondations de ce qui deviendrait l’informatique quantique.
Du transmon au processeur Willow
Les travaux pionniers des trois lauréats constituent le socle des qubits supraconducteurs, les briques élémentaires de l’ordinateur quantique. En 2007, Michel Devoret et ses collègues de Yale conçoivent le qubit transmon, un composant supraconducteur dont la sensibilité réduite au bruit de charge améliore considérablement les performances. Cette innovation devient rapidement une référence mondiale dans la recherche quantique, adoptée par les principaux acteurs du domaine.
Au sein du groupe Quantronique du CEA, Devoret avait déjà contribué à des avancées majeures, notamment l’invention de la pompe à électrons, l’observation directe de la charge des paires de Cooper et la réalisation du Quantronium, un bit quantique supraconducteur. Plus récemment, ses recherches chez Google Quantum AI ont permis le développement du processeur quantique Willow, le premier à réduire les erreurs de calcul à mesure que le nombre de qubits augmente.
La quantronique et ses promesses
Michel Devoret a également contribué à définir un nouveau champ disciplinaire baptisé quantronique, l’étude des effets électroniques mésoscopiques dans lesquels des degrés de liberté collectifs comme les courants et les tensions se comportent de manière quantique. Professeur au Collège de France de 2007 à 2012, où il occupe la chaire de physique mésoscopique, il poursuit des recherches fondamentales sur la correction des erreurs quantiques et la physique statistique des systèmes ouverts.
Ses travaux récents incluent une expérience dans laquelle des sauts quantiques sont arrêtés puis inversés, une avancée qui touche aux fondements même de la mécanique quantique. Membre de l’Académie des sciences depuis 2007, lauréat du prix John Stewart Bell en 2013, du prix Fritz London en 2014 et du prix Comstock en 2024, Michel Devoret symbolise une génération de physiciens ont transformé des abstractions mathématiques en technologies tangibles.
Un scepticisme initial dépassé
Dans un entretien accordé au journal Le Monde, Michel Devoret confie qu’à l’annonce du prix Nobel, « J’ai cru à une farce car l’ordinateur quantique n’est pas encore là ». Un certain scepticisme prévalait au début des recherches, dans les années 1980, lorsque l’idée même d’exploiter les propriétés quantiques à l’échelle macroscopique semblait relever de la science-fiction. Pourtant, quarante ans plus tard, les jonctions Josephson forment la base des qubits supraconducteurs utilisés par les géants technologiques comme Google, IBM et d’autres acteurs de l’informatique quantique.
Les applications potentielles de ces technologies vont de la cryptographie quantique aux capteurs ultra-sensibles, en passant par la résolution de problèmes de calcul insolubles avec les ordinateurs classiques. Ces machines promettent de révolutionner des domaines aussi variés que la découverte de médicaments, l’optimisation logistique ou la modélisation climatique.
Vers une nouvelle ère technologique
Le prix Nobel de physique 2025 ne récompense pas seulement des expériences historiques menées il y a quatre décennies, mais aussi leur fécondité persistante. Les travaux des trois chercheurs ont en effet ouvert un champ scientifique entièrement nouveau et permis à l’humanité de modeler le monde quantique plutôt que de simplement l’observer.
Dans un monde où la course à l’ordinateur quantique mobilise des milliards d’investissements et engage une compétition stratégique entre puissances, le prix Nobel rappelle que les grandes avancées naissent souvent de la curiosité fondamentale et de la ténacité expérimentale. Quarante ans après les premières expériences de Berkeley, les circuits quantiques s’apprêtent à transformer notre rapport au calcul et à l’information.