Le gestionnaire du réseau de transport d’électricité britannique, National Grid ESO, s’est fixé un objectif ambitieux : pouvoir faire fonctionner le système sans la moindre émission carbone à l’horizon. À mesure que l’éolien et le solaire supplantent les centrales thermiques, un paramètre longtemps négligé devient critique : l’inertie du réseau, cette « énergie cinétique » emmagasinée dans les rotors des alternateurs ; elle agit comme un amortisseur en absorbant les à-coups de fréquence. Or les turbines à gaz ou à charbon ferment les unes après les autres ; leur retrait prive le pays d’un stock inestimable d’inertie, indispensable pour contenir la fréquence autour de 50 Hz.
L’inertie, un amortisseur en voie de disparition
L’inertie ne dure que quelques secondes : un délai décisif permettant aux protections automatiques de s’enclencher et aux opérateurs de mobiliser d’autres réserves. Faute de cette injection instantanée d’énergie, la moindre perturbation (un câble coupé, une éolienne qui décroche) peut faire vaciller l’ensemble du système. National Grid ESO estime qu’il faut maintenir au minimum 140 gigajoules d’inertie pour garantir la stabilité ; d’ici 2025, le seuil critique devrait descendre à 96 GJ, signe d’un réseau plus flexible mais aussi plus vulnérable.
Le pari des « Greener Grid Parks »
Pour combler le déficit, l’opérateur a lancé début 2020 son programme « Stability Pathfinder ». Montant des contrats : quelque 400 millions de dollars sur six ans, confiés à cinq partenaires chargés de fournir 12,5 GJ d’inertie – l’équivalent d’environ cinq centrales à charbon – sans injecter le moindre mégawattheure supplémentaire. Parmi les lauréats, le norvégien Statkraft mise sur ses « Greener Grid Parks », des sites où d’anciens équipements tombés en désuétude retrouvent une seconde vie : les compensateurs synchrones.
À Liverpool, la plate-forme de Lister Drive, pleinement opérationnelle depuis mars 2023, abrite deux unités conçues par ABB : chacune associe un compensateur de 67 MVAr à un volant d’inertie de 40 tonnes. Ensemble, les machines délivrent plus de 900 MW-secondes d’inertie, soit près de 1% du besoin plancher attendu pour 2025. Installé à proximité directe d’un poste à 275 kV, le dispositif fournit aussi réactifs et courant de court-circuit, trois ingrédients clés de la « robustesse » électrique.

Comment fonctionne un compensateur synchrone ?
Techniquement, il s’agit d’une grosse alternatrice privée d’entraînement mécanique : ni turbine à vapeur, ni moteur. Alimenté par le réseau pour compenser ses pertes, le rotor tourne librement, stockant ainsi une réserve d’énergie cinétique. Trois services en découlent :
- Soutien inertiel : la masse tournante amortit toute variation brusque de fréquence.
- Apport de courant de défaut : en cas de court-circuit, l’appareil délivre un pic de courant plusieurs fois supérieur au nominal, indispensable aux relais de protection.
- Réglage de tension : l’excitation ajustable injecte ou absorbe des mégavars pour maintenir la tension dans les marges.
Autre avantage : couplée à un volant, la machine offre une inertie équivalente à celle d’un alternateur géant, sans les pertes associées à une construction surdimensionnée. Deux unités moyennes valent souvent mieux qu’une seule : redondance accrue, maintenance facilitée et flexibilité renforcée.
Un investissement vite amorti
Lorsque le vent souffle fort sur la mer du Nord, il arrive encore que le gestionnaire soit contraint de freiner les pales d’éoliennes et de redémarrer des turbines à gaz uniquement pour « tenir la fréquence ». À raison de plusieurs dizaines de milliers de livres sterling par heure, la facture grimpe vite pour le consommateur. Les services inertiels contractés auprès de Statkraft devraient, selon les estimations initiales, économiser jusqu’à 158 millions de dollars sur la période ; la flambée du gaz de 2022 laisse penser que l’économie réelle sera bien supérieure.
Statkraft a confié la maintenance à long terme à l’équipe britannique d’ABB : surveillance numérique en continu, analyse prédictive dans le cloud, interventions planifiées avant la panne. Objectif : garantir une disponibilité maximale et éviter tout « black-start » coûteux.
Vers un réseau 100% renouvelable
Multiplier les compensateurs synchrones à des points stratégiques du territoire permettra de maintenir la stabilité sans rallumer les centrales fossiles. Lister Drive n’est qu’un début : un site opérationnel dans le Moray (Écosse), deux projets autorisés à l’ouest de Glasgow et un troisième au nord de Swansea témoignent de l’élan pris par l’initiative. À terme, cette technologie pourrait devenir un chaînon incontournable du puzzle énergétique britannique : faciliter l’intégration toujours plus massive du renouvelable tout en réduisant les émissions et la facture des utilisateurs.
En réhabilitant un principe mécanique vieux d’un siècle avec l’appui des dernières technologies de supervision, le Royaume-Uni a choisi de tracer une voie pragmatique : garder l’électricité propre sans sacrifier la sécurité d’alimentation. Un rappel, en creux, que la transition énergétique ne se limite pas à ajouter des gigawatts verts ; elle requiert aussi de repenser l’ingénierie fine d’un réseau devenu aussi indispensable qu’invisible.
Source : Statkraft