Face à la crise du gaz russe, l’Union européenne accélère sa quête d’indépendance énergétique en misant sur le biométhane, une filière locale et décarbonée en plein essor. Forte d’un cadre réglementaire ambitieux et d’un tissu industriel dynamique, la France s’impose en pionnière, avec une production de gaz vert en nette progression et plus de 750 sites de méthanisation en service. À l’heure où l’Europe cherche à réduire ses dépendances stratégiques, le gaz vert apparaît comme un pilier crédible et durable de la souveraineté énergétique et industrielle du continent.
Un impératif de souveraineté face à la crise du gaz russe
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Union européenne s’est engagée sur la voie d’une rupture sans précédent avec sa dépendance énergétique à Moscou. Grâce au plan REPowerEU lancé en mai 2022 et à une série de sanctions, la part des importations de gaz russe a été réduite de 45 % en 2021 à 19 % en 2024 – un chiffre qui devrait continuer à baisser jusqu’à 13% en 2025 – , tandis que les importations de pétrole sont passées de 27 % à 3 % et que celles de charbon ont été totalement interrompues. Cette stratégie, conjuguée à des mesures d’économie d’énergie, a pour objectif de remplacer jusqu’à 100 milliards de mètres cubes d’ici 2030 et d’éliminer tout recours au gaz russe avant la fin de 2027. Pour y parvenir, Bruxelles prévoit d’interdire tout nouveau contrat de fourniture de gaz russe dès la fin 2025 et d’éteindre progressivement les contrats existants, tout en imposant à chaque État membre d’élaborer un plan national de sortie du gaz russe.
Néanmoins, la réalité demeure complexe : en 2024, l’UE continue d’importer 52 milliards de mètres cubes de gaz et 13 millions de tonnes de pétrole brut russes, tandis que deux tiers des contrats gaziers actifs sont de long terme, ce qui limite la marge de manœuvre commerciale pour virer radicalement de bord. Paradoxalement, les importations de gaz naturel liquéfié russe ont même progressé de 12 % et celles par gazoduc de 26 % sur l’année 2024, à rebours de la tendance observée depuis 2021. Consciente de la persistance de cette vulnérabilité stratégique, la Commission européenne vient de présenter une feuille de route ambitieuse : elle prévoit, outre la diversification des approvisionnements et le renforcement des infrastructures, la traçabilité accrue des flux gaziers et l’interdiction de toute pratique de swap permettant l’importation indirecte de gaz russe via des pays tiers. Cette stratégie vise à garantir la sécurité énergétique de l’Union, à tarir les ressources finançant la guerre russe et à éviter la création de nouvelles dépendances, tout en accélérant la transition vers une énergie propre et compétitive.
L’alternative du gaz vert et le modèle français
Mais comment diversifier les approvisionnements en gaz alors que les économies européennes ne sont pas encore prêtes pour s’en passer ? Comment se fournir en énergie sans troquer une dépendance russe pour une autre dépendance, au gaz de schiste américain par exemple ? Dans ce contexte, l’alternative du gaz vert, une filière en plein développement, s’impose comme une option stratégique et durable. Produit localement à partir de la méthanisation des déchets agricoles et organiques, le biométhane présente l’avantage d’être renouvelable, décarboné et facilement injectable dans les réseaux existants. Il permet ainsi de renforcer l’indépendance énergétique tout en contribuant à atteindre les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique. Selon les projections, la France pourrait injecter 44 TWh de gaz vert dans ses réseaux d’ici 2030, contre près de 14 TWh aujourd’hui, et jusqu’à 120 TWh en 2035, avec un potentiel estimé entre 320 et 430 TWh à l’horizon 2050. De quoi couvrir l’intégralité des besoins nationaux et faire de l’Hexagone un futur exportateur net de gaz vert.
Cette alternative est d’ores et déjà prise au sérieux à l’échelle de l’Europe, comme en témoigne la première édition du « Biomethane Connect Europe », organisée à Paris en avril 2025, qui réunissait les principaux gestionnaires de réseaux de distribution de gaz européens. L’organisateur de l’événement, Frédéric Dyckmans, affirmait en marge des discussions : « C’est la première fois que le monde européen du biométhane se rassemble pour parler d’une seule voix. Nous voulons donner un signal politique, dire que c’est possible. On passe du potentiel à l’action. » Des paroles qui résonnent dans les faits, la production de biométhane européenne ayant atteint 54,7 TWh en 2024. Sur le terrain, chaque nation déploie sa propre stratégie : l’Italie privilégie le gaz vert pour alimenter ses transports, la Belgique l’oriente principalement vers les besoins de son industrie, tandis qu’en France, le biométhane profite à la fois aux secteurs industriel, aux transports et aux ménages. Mais partout, la dynamique s’accélère, le gaz vert étant désormais considéré comme un actif stratégique pour préserver la compétitivité industrielle et le pouvoir d’achat des consommateurs en Europe.
En pointe, la France fait figure de modèle grâce à un cadre réglementaire incitatif et à un véritable dynamisme de la filière. À la fin mars 2025, on dénombrait 753 unités de méthanisation en service, soit une progression de 22 sites en trois mois, pour une capacité raccordée de 14,29 TWh, l’équivalent de la consommation annuelle de plus de 3,5 millions de logements neufs. Cette croissance est soutenue par des dispositifs publics, des tarifs de rachat attractifs et une mobilisation des acteurs agricoles et industriels. Plus de 1 100 projets sont actuellement en développement sur le territoire, illustrant la vitalité du secteur et la volonté d’atteindre 100 % de gaz vert dans les réseaux à l’horizon 2050. Ce dynamisme positionne la France à l’avant-garde de la transition énergétique européenne et en fait un exemple suivi de près par ses voisins.
Au-delà de l’indépendance énergétique, le biométhane, porté par des acteurs locaux, s’impose également comme un levier majeur de souveraineté industrielle. Ainsi, dans l’Hexagone, 70% des équipements de la filière sont d’origine française, à rebours des filières solaire et éolienne largement dépendantes des chaînes d’approvisionnement chinoises. Cette dynamique s’appuie par ailleurs sur des coûts de raccordement au réseau de gaz stables et encadrés, offrant une visibilité précieuse aux investisseurs, alors que les énergies renouvelables électriques subissent une inflation des coûts liée à la saturation des réseaux. À cela s’ajoute la contribution directe de la filière à la souveraineté alimentaire, en permettant d’une part de consolider les revenus des agriculteurs et de l’autre de valoriser le digestat – résidu du processus de la méthanisation – comme engrais local se substituant aux engrais minéraux, souvent importés de Russie. À l’heure où l’Europe cherche à réduire ses dépendances stratégiques, le gaz vert, soutenu par un cadre réglementaire ambitieux et une politique industrielle volontariste, s’affirme comme un pilier crédible et durable de l’indépendance énergétique française et européenne.