Sophie Renault, Université d’Orléans
En résonance avec la récente mobilisation citoyenne contre la loi Duplomb, la campagne de financement participatif « Décarbonons la France » révèle une autre forme d’engagement, tournée vers l’élaboration de solutions et la mise en œuvre d’un projet collectif. Elle témoigne des mutations à l’œuvre dans les modalités de participation citoyenne et du rôle croissant des plateformes numériques. Décryptage du succès record de cette campagne.
Lancée le 13 mai 2025, la campagne « Décarbonons la France » portée par le think tank The Shift Project a suscité une mobilisation exceptionnelle sur la plateforme Ulule. En l’espace de quelques semaines ont été récoltés 4 634 968 euros (sur un objectif de 300 000 euros) de la part de 36 552 contributeurs. Il s’agit de la campagne de financement participatif de don avec contreparties (reward-based crowdfunding) la plus soutenue de l’histoire européenne. Ce record était précédemment détenu par le youtubeur Tev – Ici Japon avec le projet Odyssée ayant pour ambition d’ouvrir le plus grand musée du jeu vidéo.
L’objectif de la campagne « Décarbonons la France » est clair : formuler des propositions concrètes pour organiser la transition énergétique et peser sur l’agenda politique en vue de l’élection présidentielle de 2027. Il s’agit plus précisément de répondre à l’urgence climatique « en planifiant une sortie progressive, mais déterminée des énergies fossiles ».
Cette campagne interroge les clés de réussite et les enjeux du financement participatif. Loin de se limiter à un simple mode de levée de fonds, elle témoigne d’une évolution vers un crowdfunding citoyen, orienté vers l’activation d’un engagement collectif.
Soutien citoyen à un projet de transition
Alors que le financement participatif est régulièrement associé aux projets créatifs, culturels ou entrepreneuriaux, son évolution vers des finalités civiques est de plus en plus manifeste. Le cas « Décarbonons la France » en est la parfaite illustration. Il s’agit ici de contribuer à la diffusion d’un projet de société et d’alimenter la réflexion individuelle et collective sur la transition énergétique.
Les sources de motivation des contributeurs vont, dès lors, bien au-delà de l’intérêt personnel ou symbolique. Il ne s’agit pas simplement de recevoir une contrepartie, parmi lesquelles un exemplaire du livre présentant le programme d’action du Shift Project pour 2027 ou l’invitation à un webinaire en présence de Jean-Marc Jancovici ou bien encore de bénéficier du dispositif de défiscalisation.
L’analyse qualitative des commentaires collectés sur la plateforme Ulule témoigne de la volonté des contributeurs de s’associer à un projet perçu comme nécessaire, lucide et porteur de sens collectif. Comme le formule l’un des contributeurs :
« On sort enfin des débats idéologiques et dogmatiques pour aborder les problèmes liés au changement climatique de manière plus factuelle et scientifique. »
Ce soutien financier s’accompagne ainsi d’une adhésion à une démarche qu’ils considèrent comme rigoureuse, pédagogique et émancipatrice. Un autre contributeur exprime en ces termes les raisons de son implication :
« Pour un réel projet instruit, construit et initié par des citoyens conscients. »
L’acte de contribuer devient une manière de prendre part à un effort de clarification du débat public autour de la transition écologique.
Un levier d’organisation collective
La réussite de cette campagne repose également sur la cohérence entre le fond du projet et ses modalités de déploiement. Les contributeurs ne sont pas seulement des financeurs. Ils sont sollicités comme relais, médiateurs, participants à une dynamique collective.
Cette dimension collective est renforcée par les supports mis à disposition de chacun au sein d’un kit de communication. La pluralité des contreparties permettant d’accéder aux statuts de citoyen « solidaire » (20 euros), « enchanté » (50 euros), « investi » (100 euros), « mobilisé » (300 euros), « déterminé » (1 000 euros) ou bien encore « conquis » (2 000 euros) témoigne d’une volonté d’engager les contributeurs dans une logique d’essaimage.
La campagne s’ouvre également aux entreprises, dont la participation contribue à élargir l’impact de cette mobilisation collective. La plateforme Ulule devient alors un dispositif de coordination horizontale, où l’adhésion passe par l’appropriation du message et sa transmission au sein des cercles respectifs des contributeurs, particuliers ou entreprises.
À travers ces différentes formes, le financement participatif tend à devenir un outil de mobilisation de la foule, susceptible de contourner certains blocages institutionnels ou économiques en donnant aux citoyens la possibilité de financer directement des projets jugés socialement ou politiquement nécessaires.
Ce mode d’engagement n’est ni un substitut aux institutions représentatives ni une simple alternative aux canaux classiques de financement. Le succès de la campagne « Décarbonons la France » ne repose pas seulement sur une stratégie de communication efficace. Il révèle une disposition sociale croissante à soutenir des projets à forte valeur collective, dès lors qu’ils sont porteurs de sens et offrent une lisibilité sur leurs objectifs et une transparence sur l’usage des ressources.
Alors que la pétition contre la loi Duplomb cristallise une prise de conscience face aux reculs environnementaux, la campagne « Décarbonons la France » montre que les citoyens peuvent aussi investir les plateformes pour proposer, pour structurer et pour financer une trajectoire écologique alternative.
Plus qu’un levier technique, le crowdfunding citoyen apparaît comme une forme renouvelée de participation démocratique, ancrée dans le soutien éclairé à des projets porteurs de transformations sociales. En cela, il offre un espace pour articuler don, engagement et diffusion d’une vision collective.
Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.