Alors que l’Union européenne durcit le cadre réglementaire pour réduire les émissions maritimes, une étude indépendante vient bousculer les chiffres officiels. Réalisée en partenariat avec l’ADEME et Brittany Ferries, elle révèle que les émissions réelles de méthane des navires au GNL sont près de deux fois inférieures aux valeurs par défaut utilisées dans les calculs réglementaires. Un écart qui, s’il est confirmé, pourrait redéfinir la manière dont les armateurs sont évalués et incités à accélérer leur transition écologique.
Des mesures in situ qui contredisent les modèles théoriques
Pendant douze mois, les équipes de l’ESTACA, sous la direction de Benoît Sagot, enseignant-chercheur spécialisé dans les mobilités durables, ont scruté les fumées du Salamanca, l’un des ferries les plus modernes de la flotte Brittany Ferries, propulsé au gaz naturel liquéfié (GNL). Objectif : mesurer précisément le « méthane slip* », ce phénomène d’échappement de méthane non brûlé lors de la combustion du GNL — un gaz à effet de serre 28 fois plus puissant que le CO₂ sur un siècle.
Les résultats, publiés dans le Journal of Marine Science and Engineering, sont sans appel : le taux moyen annuel de méthane slip observé s’élève à 1,57 %, là où les cadres réglementaires européens (système ETS) et internationaux (OMI) tablent encore sur des valeurs allant jusqu’à 3,5 %. Soit une sous-estimation des performances réelles de près de 50 %.
Ces mesures, réalisées sur les lignes Rosslare-Bilbao et Rosslare-Cherbourg — des trajets soumis à des conditions météorologiques et opérationnelles variées — offrent une base empirique solide, loin des modèles théoriques ou des extrapolations basées sur des technologies obsolètes.

© Jess Breheret
« Les règles doivent refléter la réalité »
Face à ces conclusions, Brittany Ferries ne cherche pas à se dédouaner, mais à réclamer une mise à jour des grilles d’évaluation. « Nous soutenons pleinement le principe de responsabilité environnementale. Mais les règles doivent refléter la réalité. Les données scientifiques dont nous disposons aujourd’hui montrent que les émissions réelles de nos navires GNL sont significativement plus faibles que prévu. Cela devrait logiquement être pris en compte dans nos déclarations réglementaires », déclare Christophe Mathieu, directeur général de la compagnie.
Derrière ce plaidoyer, une logique simple : si les efforts technologiques ne sont pas reconnus, les incitations à investir dans des solutions bas carbone s’affaiblissent. « L’objectif n’est pas d’éviter notre part de responsabilité, mais de veiller à ce que les efforts réels fournis par les armateurs en faveur de la transition écologique soient reconnus à leur juste valeur », ajoute-t-il.
Dans un secteur où chaque tonne de CO₂ équivalent a désormais un coût — via le système ETS —, cette sous-évaluation pénalise injustement les pionniers du GNL, qui ont engagé des investissements massifs pour réduire leur empreinte carbone.
Vers une réglementation plus fine, plus juste ?
L’étude tombe à point nommé. L’Union européenne s’apprête à réviser ses mécanismes d’évaluation des émissions maritimes, tandis que l’OMI planche sur une refonte de sa stratégie de décarbonation à l’horizon 2050. Les résultats de l’ESTACA pourraient servir de socle méthodologique pour affiner les outils de mesure — et surtout, pour passer d’une logique punitive à une approche incitative.
Brittany Ferries, consciente des enjeux, ne se contente pas de publier les chiffres : elle invite les autorités, les chercheurs et ses concurrents à reproduire l’expérience. « L’entreprise reste ouverte à toute initiative visant à approfondir ou à reproduire ces résultats dans un esprit de transparence et de progrès collectif », précise la compagnie.
Car au-delà des chiffres, c’est une question de confiance qui se joue : celle des régulateurs envers les acteurs du secteur, et celle des investisseurs envers les technologies vertes. Si les règles restent calibrées sur des données dépassées, elles risquent de décourager les innovations au lieu de les récompenser.

© Jess Breheret
Un signal pour la transition maritime
Cette étude se veut être un signal d’alarme pour les décideurs. En effet, les outils réglementaires doivent évoluer aussi vite que les technologies qu’ils encadrent. Le GNL, bien qu’imparfait, reste aujourd’hui l’un des rares carburants disponibles à grande échelle permettant une réduction immédiate des émissions de CO₂ et de particules fines. Demain, les hydrogènes verts, les biocarburants ou les voiles automatiques prendront peut-être le relais. Mais en attendant, il est urgent de reconnaître les progrès tangibles.
* Le méthane slip, c’est le phénomène par lequel une partie du méthane (CH₄) contenu dans le gaz naturel liquéfié (GNL) utilisé comme carburant n’est pas brûlée lors de la combustion dans les moteurs, et s’échappe directement dans l’atmosphère.
Article : « An Engine Load Monitoring Approach for Quantifying Yearly Methane Slip Emissions from an LNG-Powered RoPax Vessel » – DOI : 10.3390/jmse13071379
Source : Britanny Ferries