Imaginez un monde où les particules se déplacent sans rencontrer d’obstacles, glissant sans effort le long des bords d’un matériau. C’est précisément ce que des physiciens du MIT ont réussi à observer, révélant un phénomène fascinant qui pourrait transformer notre compréhension des matériaux quantiques.
Dans la plupart des métaux, les électrons se déplacent librement, un peu comme des billes de billard qui rebondissent dans toutes les directions lorsqu’elles rencontrent un obstacle. Cependant, dans certains matériaux exotiques, ces particules chargées peuvent se comporter de manière très différente. Elles peuvent s’aligner le long des bords du matériau et se déplacer dans une seule direction, sans friction. Ce phénomène est connu sous le nom d’état de bord.
Contrairement aux supraconducteurs, où tous les électrons circulent sans résistance, les états de bord ne se produisent qu’à la périphérie du matériau. Cela signifie que les électrons peuvent se déplacer sans être perturbés par les obstacles, un peu comme des fourmis marchant en file indienne le long d’une couverture.
L’observation directe des états de bord
Pour la première fois, des physiciens du MIT ont observé directement ces états de bord dans un nuage d’atomes ultrafroids. En capturant des images de ces atomes se déplaçant le long d’une frontière sans résistance, même face à des obstacles, ils ont ouvert une nouvelle voie pour manipuler les électrons dans des matériaux permettant une transmission d’énergie et de données sans perte.
Richard Fletcher, professeur adjoint de physique au MIT, donne une explication : «Vous pourriez imaginer créer de petits morceaux de matériau approprié et les intégrer dans des dispositifs futurs, de sorte que les électrons puissent se déplacer le long des bords et entre différentes parties de votre circuit sans aucune perte. La beauté réside dans le fait de voir de vos propres yeux une physique absolument incroyable mais généralement cachée dans les matériaux et impossible à observer directement.»
Les origines des états de bord
Les physiciens ont d’abord proposé l’idée des états de bord pour expliquer le phénomène curieux connu sous le nom d’effet Hall quantique, observé pour la première fois en 1980. Dans des expériences menées dans des conditions ultrafroides et sous un champ magnétique, les électrons ne circulaient pas directement à travers le matériau, mais s’accumulaient sur un côté en portions quantiques précises.
Pour expliquer ce phénomène étrange, les physiciens ont suggéré que ces courants Hall étaient transportés par des états de bord. Sous un champ magnétique, les électrons dans un courant appliqué pourraient être déviés vers les bords d’un matériau, où ils s’accumuleraient de manière à expliquer les observations initiales.
Recréer la physique des électrons avec des atomes
Au lieu d’essayer de capturer des électrons dans un état de bord, Richard Fletcher et ses collègues ont réalisé qu’ils pouvaient recréer la même physique dans un système plus grand et plus observable. Ils ont étudié le comportement des atomes ultrafroids dans un dispositif soigneusement conçu qui imite la physique des électrons sous un champ magnétique.
Martin Zwierlein, professeur de physique au MIT, précise : «Dans notre configuration, la même physique se produit dans les atomes, mais sur des millisecondes et des microns. Cela signifie que nous pouvons prendre des images et observer les atomes se déplacer essentiellement éternellement le long du bord du système.»
Un monde en rotation
Dans leur étude, l’équipe a travaillé avec un nuage d’environ un million d’atomes de sodium, qu’ils ont confinés dans un piège contrôlé par laser et refroidis à des températures de nanokelvin. Ils ont ensuite manipulé le piège pour faire tourner les atomes, un peu comme des passagers sur un manège de parc d’attractions.
Richard Fletcher ajoute : «Le piège essaie de tirer les atomes vers l’intérieur, mais il y a une force centrifuge qui les pousse vers l’extérieur. Les deux forces s’équilibrent, donc si vous êtes un atome, vous pensez vivre dans un espace plat, même si votre monde tourne. Il y a aussi un troisième effet, l’effet Coriolis, de sorte que si les atomes essaient de se déplacer en ligne droite, ils sont déviés. Ces atomes massifs se comportent maintenant comme s’ils étaient des électrons vivant dans un champ magnétique.»
Une danse sans friction
Dans cette réalité fabriquée, les chercheurs ont introduit un «bord» sous la forme d’un anneau de lumière laser, qui a formé un mur circulaire autour des atomes en rotation. En prenant des images du système, ils ont observé que lorsque les atomes rencontraient l’anneau de lumière, ils se déplaçaient le long de son bord, dans une seule direction.
Martin Zwierlein décrit : «Vous pouvez imaginer que ces atomes sont comme des billes que vous avez fait tourner très rapidement dans un bol, et elles continuent simplement à tourner autour du bord du bol. Il n’y a pas de friction. Il n’y a pas de ralentissement, et aucun atome ne fuit ou ne se disperse dans le reste du système. Il y a juste un flux magnifique et cohérent.»
«Ces atomes coulent, libres de toute friction, sur des centaines de microns. Voir un tel flux sans aucune dispersion est un type de physique que l’on ne voit normalement pas dans les systèmes d’atomes ultrafroids.» indique pour sa part Richard Fletcher.
Défier les obstacles
Ce flux sans effort a persisté même lorsque les chercheurs ont placé un obstacle sur le chemin des atomes, sous la forme d’un point de lumière, qu’ils ont projeté le long du bord de l’anneau laser original. Même en rencontrant cet obstacle, les atomes n’ont pas ralenti leur flux ni ne se sont dispersés, mais ont plutôt glissé sans ressentir la friction qu’ils ressentiraient normalement.
«Nous envoyons intentionnellement cette grande tache verte répulsive, et les atomes devraient rebondir. Mais au lieu de cela, ce que vous voyez, c’est qu’ils trouvent magiquement leur chemin autour, retournent au mur et continuent leur chemin.» commente encore Richard Fletcher.
Les observations de l’équipe sur les atomes documentent le même comportement qui a été prédit pour les électrons. Leurs résultats montrent que la configuration des atomes est un substitut fiable pour étudier comment les électrons se comporteraient dans les états de bord.
Et de conclure : «C’est une réalisation très propre d’un très bel aspect de la physique, et nous pouvons démontrer directement l’importance et la réalité de cet état de bord. Une direction naturelle est maintenant d’introduire plus d’obstacles et d’interactions dans le système, où les choses deviennent plus incertaines quant à ce qu’il faut attendre.»
Légende illustration : artiste d’un fluide quantique composé d’atomes (or), s’écoulant le long d’un mur fait de lumière laser (vert) et contournant sans effort les obstacles placés sur son chemin. Crédit : Sampson Wilcox
Article : ‘“Observation of chiral edge transport in a rapidly-rotating quantum gas”’ / ( 10.1038/s41567-024-02617-7 ) – Massachusetts Institute of Technology – Publication dans la revue Nature Physics /